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Saint Charles Borromée



Dernière mise à jour
le 17/02/2022

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Fête 4 novembre, mémoire obligatoire
Naissance02/10/1538
Mort04/11/1584
Fonction archevêque de Milan
Saints contemporains
NomNaissanceMortFonction
saint François-Xavier07/04/150602/12/1552
saints du Japon1597
saint François de Sales21/08/156728/12/1622évêque de Genève
sainte Jeanne Françoise de Chantal23/01/157213/12/1641
saint Vincent de Paul24/04/158127/09/1660
Hommes contemporains
NomNaissanceMortFonction
François premier 12/09/1494 31/03/1547 roi de France
Charles Quint, Charles de Habsbourg 24/02/1500 21/09/1558 empereur
roi d’Espagne
Henri II 31/03/1519 10/07/1559 roi de France
François II 19/01/1544 05/12/1560 roi de France
Jean Calvin 10/07/1509 27/05/1564 Pionnier de la réforme protestante
Guillaume Farel - 13/09/1565 Pionnier de la réforme protestante
Charles IX 27/06/1550 30/05/1574 roi de France
Henri III 19/09/1551 02/08/1589 roi de France
Henri IV 13/12/1553 14/05/1610
Jacques I 19/06/1566 27/03/1625 roi d’Angleterre
Pierre de Bérulle 04/02/1575 30/02/1627 cardinal
Frédéric Borromée 16/08/1564 21/09/1631 archevêque de Milan
Horace Folch Cardony, Horace Cardonvers l’an 1565 21/06/1641
Marie de Médicis 26/04/1575 03/07/1642
Louis XIV 05/09/1538 01/09/1715 roi de France
Événements religieux
DésignationDate
Concile de Trente 1545

Liste des chapitres

L'écriture de la vie de Charles Borromée

Augustin Valério, depuis cardinal-évêque de Vérone, et Charles Bascapé ou à Basilica S. Petri, général des Barnabites, puis évêque de Novarre, lesquels avaient eu le bonheur de vivre avec le saint, ont écrit sa Vie en latin avec beaucoup d'exactitude. Elle a été aussi écrite en italien et d'une manière plus détaillée par Pierre Giussano, prêtre de la congrégation des Oblats de Milan, qui avait également vécu avec le saint archevêque. D'après ces trois vies originales, il en a été écrite plusieurs autres, et l'on doit distinguer entre toutes, celle qui se trouve dans l'Histoire de Milan par Ripamont, et qui comprend huit livres de cet ouvrage. Ciaconius parle de saint Charles dans ses Vitae Pontif. et Cardin. t. 3, p. 891. M. Godeau écrivit la vie du même saint à la sollicitation du clergé de France, auquel elle est dédiée ; elle serait plus utile si l'auteur fût entré dans un plus grand détail par rapport aux vertus et aux actions privées du saint.

La famille de Charles Borromée

Saint Charles Borromée, le modèle des évêques et le restaurateur de la discipline ecclésiastique, était fils de Gilbert Borromée, comte d'Arone, et de Marguerite de Médicis, sœur de Jean-Jacques de Médicis, marquis de Marignan, et neveu du cardinal Jean-Ange de Médicis, qui fut depuis pape sous le nom de Pie IV. La famille des Borromée, une des plus anciennes de la Lombardie, a produit plusieurs hommes célèbres dans l'Eglise et dans l'Etat. Le père et la mère du saint se rendirent surtout recommandables par leurs vertus. Le comte Gilbert se conduisit avec tant de sagesse pendant les guerres des Français et des Espagnols dans la Lombardie, qu'il sut se concilier l'estime des deux cours ; et lorsque l'empereur Charles-Quint fut paisible possesseur du duché de Milan, il lui confia des emplois très-importants. Il avait une piété éminente, et il communiait tous les dimanches. Chaque jour il récitait à genoux l'office de l'Eglise ; souvent il allait se renfermer dans une petite chapelle du château d'Arone, où il se revêtait d'un habit de pénitent, et passait plusieurs heures de suite à s'entretenir avec Dieu dans l'oraison. Comme il priait habituellement à genoux, il s'y était formé une espèce de cales. Ses fermiers et ses vassaux le regardaient comme leur père ; il prenait soin de tous les orphelins, et il distribuait des aumônes si abondantes, que ses amis l'accusaient de faire tort à ses enfants. Mais il avait coutume de leur répondre que, s'il avait soin des pauvres, ses enfants trouveraient en Dieu un père qui pourvoirait à leurs besoins. Jamais il ne se mettait à table qu'il n'eût fait quelque aumône. Son amour pour la mortification égalait sa charité pour les pauvres.

La comtesse Marguerite était, de son côté, le modèle de toutes les dames de qualité qu'il y avait à Milan. Elle s'abstenait de toutes visites dangereuses ou inutiles ; et elle ne sortait presque jamais que pour aller à l'église ou dans quelque monastère.

De ce mariage naquirent six enfants, deux garçons et quatre filles :

Tous ces enfants furent les imitateurs de la vertu de leur père et de leur mère. Mais on distinguait entre eux Anne et Charles, qu'un goût décidé pour la piété avait singulièrement unis. Ils avaient une sainte émulation pour les austérités de la pénitence. Anne, quoique engagée dans le monde, priait avec un recueillement qui étonnait tous ceux qui la connaissaient. Pour être en état d'assister les pauvres avec plus de libéralité, elle retranchait sur les dépenses de sa table, de ses habits et de son entretien. Ses vertus et la sainte éducation qu'elle donna à ses enfants, firent l'admiration de la Sicile et de toute l'Italie. Elle mourut à Palerme en 1582.

La naissance de Charles et son enfance

Charles, son frère, était né le 2 octobre 1538, dans le château d'Arone, situé sur les bords du lac Majeur(1), à quatorze milles de Milan. Dès son enfance, il donna des preuves certaines de la sainteté à laquelle il désirait un jour parvenir. Il aimait les exercices de piété ; il s'appliquait à l'étude, et ses amusements même ne respiraient que l'amour du service de Dieu. Des inclinations si heureuses firent juger à ses parents qu'il était né pour l'état ecclésiastique, et il reçut la tonsure dès que son âge put le lui permettre. Le père cependant ne se détermina que d'après le choix de son fils ; il respectait trop les lois de l'Eglise, pour imiter ces parents qui décident de la vocation de leurs enfants, sans consulter la volonté de Dieu, et qui ne se conduisent dans une affaire aussi importante, que par des vues purement temporelles, ou par le propre intérêt de leur famille. Charles, malgré son extrême jeunesse, annonçait par sa modestie et par la simplicité de ses hahits, qu'il connaissait la sainteté de l'état qu'il avait embrassé. Il n'avait encore que douze ans, lorsque Jules-César Borromée, son oncle, lui résigna l'abbaye de Saint-Gratinien et de Saint Félin. Cette riche abbaye, de l'ordre de Saint-Benoît, était dans le territoire d'Arone, et il y avait longtemps qu'elle était possédée en commande par des ecclésiastiques de la maison de Borromée. Charles, qui connaissait déjà les règles, représenta respectueusement à son père, qu'après avoir pris sur ses revenus de quoi fournir à son éducation et au service de l'Eglise, le reste appartenait aux pauvres, et que tout autre usage serait illégitime. Le comte pleura de joie en voyant de tels sentiments dans son fils. Il se chargea de l'administration des biens de l'abbaye pendant la minorité de Charles ; mais il tenait un compte exact de toute la dépense, et il lui laissait la liberté d'employer le surplus en aumônes.

Les études

Charles apprit la grammaire et les humanités à Milan. Son père l'envoya ensuite à l'Université de Pavie, où il étudia le droit civil et canonique, sous François Alciat. C'était un canoniste célèbre, que le saint fit depuis élever au cardinalat. Il remplissait la chaire d'André Alicat, son prédécesseur, qui, selon M. de Thou, bannit le style barbare des écoles et des écrits des juristes. Le droit canonique contient les articles de la foi et la condamnation des hérésies. Y sont citées ; ce sont l'Ecriture, la tradition, les canons des conciles, la loi naturelle.

Comme Charles avait de la difficulté à parler, et que d'ailleurs il aimait à garder le silence, quelques personnes crurent qu'il avait peu de dispositions pour l'étude du droit. Il y fit cependant de rapides progrès, parce qu'il joignait la solidité du jugement à une application soutenue. Il était, par sa piété, sa prudence et la régularité de toute sa conduite, le modèle des étudiants de l'Université de Pavie. Une vigilance continuelle sur lui-même le préserva de tous les écueils. Plusieurs fois on tendit des pièges à son innocence ; mais la retraite et la prière le firent triompher des attraits du vice. Il communiait toutes les semaines, à l'exemple de son père ; il évitait les liaisons ou les visites qui auraient pu troubler ou déranger ses exercices de religion. Cet amour de la retraite ne l'empêchait cependant pas de recevoir avec beaucoup d'affabilité tous ceux qui désiraient lui parler. La mort de son père l'ayant fait revenir à Milan, en 1558, il mit ordre aux affaires de sa famille avec une sagesse surprenante, et retourna à Pavie. Son cours de droit achevé, il prit le grade de docteur vers la fin de l'année suivante.

Son Oncle devient pape.

Quelque temps auparavant, le cardinal de Médicis, son oncle, lui résigna une seconde abbaye, avec un prieuré. Il n'augmenta point pour cela sa dépense ; il n'y eut que les pauvres qui gagnèrent à l'accroissement de sa fortune. Il n'avait même accepté ces bénéfices que dans la vue de fonder un collège à Pavie. Lorsqu'il eut pris le grade de docteur, il revint à Milan. Ce fut dans cette ville qu'il reçut la nouvelle de l'élévation du cardinal de Médicis son oncle, à la papauté. Cette élection se fit le 26 décembre 1559. Comme le nouveau pape était patricien de Milan, il y eut de grandes réjouissances dans cette ville, et l'on vint en cérémonie complimenter ses deux neveux. Charles ne donna aucuns signes de joie extraordinaires en cette occasion. Il persuada même au comte Frédéric son frère, de s'approcher avec lui des sacrements de Pénitence et de l'Eucharistie. Le comte fit le voyage de Rome pour aller complimenter son oncle. Mais Charles resta à Milan, où il continua le même genre de vie.

Charles reçoit des charges du nouveau pape.

Cependant le pape lui demanda de venir à Rome, et le retint dans cette ville. Il le fit cardinal le dernier jour de la même année ; et le 8 février suivant, il le nomma archevêque de Milan, quoiqu'il ne fût que dans sa vingt-troisième année. Il le créa en même temps protonotaire, et le chargea du soin de rapporter les affaires de l'une et de l'autre signature. Le saint mit tout en œuvre pour ne point accepter ces dignités, et il refusa constamment celle de camerlingue, qui est la seconde et la plus lucrative de la cour romaine. Le pape le chargea encore de la légation de Bologne, de la Romagne et de la Marche d'Ancône ; il le fit de plus protecteur de la couronne de Portugal, des Pays-Bas, des cantons catholiques de Suisse, des ordres religieux de Saint-François et des Carmes, des chevaliers de Malte, etc. La confiance que son oncle avait en lui était sans bornes, et il gouvernait en quelque sorte l'Eglise sous son nom. Mais s'il recevait de lui tant de marques d'affection et de tendresse, il les payait par un juste retour. Il donnait aux affaires la plus grande attention ; il les suivait avec zèle ; il les discutait avec sagesse, et il en rendait la décision facile. En un mot, il était la consolation et l'appui du souverain pontife dans toutes les peines et les difficultés qu'entraîne le gouvernement de l'Eglise.

La gloire de Dieu était la fin principale que Charles se proposait dans chacune de ses actions et de ses entreprises.

Les qualités de Charles Borromée

On ne pouvait s'empêcher d'admirer son parfait désintéressement. Son Impartialité n'était pas moins admirable ; les considérations les plus puissantes n'influaient jamais dans ses jugements. Comme il est très facile de tomber dans l'erreur, il avait toujours auprès de lui des personnes d'une prudence et d'une vertu reconnues, qu'il écoutait avec docilité, et sans l'avis desquelles il ne prenait aucun parti. L'Etat ecclésiastique le regardait comme son père ; les provisions y furent toujours abondantes, et à un prix qui ne grevait point les indigents. La justice s'y administrait avec autant de promptitude que d'intégrité. Les contradictions ne le rebutaient point ; il écoutait toutes les plaintes, et rendait à chacun ce qui lui était dû. La multiplicité des affaires ne l'empêchait point de les expédier, parce qu'il était infatigable, qu'il s'abstenait des amusements inutiles, et qu'il savait distribuer son temps avec sagesse. Il en trouvait encore pour la prière, pour l'étude, et pour la lecture des livres de piété. Il aimait aussi à lire les anciens philosophes, et il avoua depuis qu'il avait beaucoup profité de l'Enchiridion d'Epictète.

Charles Borromée et les lettres

Les gens de lettres qui rapportaient leurs connaissances à l'utilité publique, trouvaient en lui un protecteur zélé Il excitait parmi le clergé l'amour des sciences relatives à la religion. Pour remplir cet objet, et pour bannir en même temps l'oisiveté de la cour du pape, il établit au Vatican une académie composée d'ecclésiastiques et de laïques. Il s'y tenait de fréquentes conférences, dont le but était d'animer à la pratique de la vertu, et de favoriser le progrès des bonnes études(2). Il sortit de cette académie des évêques, des cardinaux, et un pape, qui est Grégoire XIII. Ce fut là que le saint vainquit à la longue la difficulté qu'il avait de parler. Il acquit même l'habitude de s'exprimer avec facilité, ce qui depuis le rendit propre à prêcher la parole de Dieu avec fruit et avec dignité; et c'était ce qu'il avait toujours le plus désiré(3). Il perfectionna son style en lisant les ouvrages philosophiques de Cicéron, qu'il aimait beaucoup.

Charles se conforme à l'usage de la cour de Rome.

Charles, pour se conformer à l'usage de la cour de Rome, se logea dans un beau palais qu'il fit meubler magnifiquement. Il prit un équipage somptueux, et eut une table et un train proportionnés à son rang. Mais son cœur ne tenait point à cette pompe extérieure ; ses sens étaient mortifiés au milieu du faste de la grandeur ; sa douceur et son humilité n'en souffrirent aucune atteinte. Il ne vit que des dangers dans le crédit dont il jouissait, et dans les honneurs qui l'environnaient. Attentif à veiller sur lui-même, il ne cherchait en tout que l'établissement du règne de Jésus-Christ. Il soupirait sans cesse après la liberté des saints, et il n'y avait que l'obéissance au chef de l'Eglise qui pût le retenir à Rome.

Le souci de Milan

Comme il ne lui était pas possible de gouverner par lui-même le diocèse de Milan, il demanda pour évêque suffragant, Jérôme Ferragata, afin qu'il fît en son nom les visites nécessaires, et qu'il exerçât les fonctions épiscopales. Il nomma aussi vicaire général, un ecclésiastique d'une grande expérience, et qui joignait le savoir à la piété. C'était Nicolas Ormanetto, qui avait été déjà vicaire général de Vérone, et qui avait depuis accompagné le cardinal Polus dans sa légation d'Angleterre. De retour en Italie, il n'avait voulu d'autre place que celle de simple curé dans le diocèse de Vérone. Le saint archevêque, malgré toutes ces précautions, avait toujours des inquiétudes sur l'article de la résidence ; il ne pouvait parfaitement se tranquilliser, quoique son éloignement de Milan ne fût point volontaire, et que ses occupations habituelles eussent pour objet le bien de l'Eglise universelle.

Sur ces entrefaites, le pieux et savant Barthélemi des Martyrs, archevêque de Brague, vint de Trente à Rome, pour voir le souverain pontife. Charles lui ouvrit son cœur, et lui communiqua ses perplexités, comme à un vrai serviteur de Dieu, qui était plus en état que personne d'éclaircir ses doutes par une sage décision. Il lui dit : « Il y a longtemps que je prie le Seigneur avec toute la ferveur dont je suis capable, de m'éclaircir sur l'état dans lequel je vis. Vous voyez quelle est ma situation. Vous savez ce que c'est que d'être neveu d'un pape, et neveu tendrement aimé. Vous n'ignorez pas ce que c'est que de vivre à la cour de Rome. Les dangers qui m'environnent sont innombrables : mais ils ne me sont pas tous connus encore. Que dois-je faire à l'âge où je suis, sans expérience, sans autre secours que le désir d'obtenir la grâce de Dieu ? Je me sens un grand amour pour la pénitence ; je suis déterminé à préférer mon salut à toutes choses ; je pense quelquefois à rompre mes chaînes et à me retirer dans un monastère, afin d'y vivre comme s'il n'y avait que Dieu et moi dans »; le monde. »; Ce discours fut accompagné d'un ton de candeur et de franchise qui charma l'archevêque de Brague. Celui-ci, pour tranquilliser le saint, lui montra par des raisons solides qu'il ne devait point quitter la place où la Providence l'avait appelé ; que ses occupations, se rapportant au service de l'Eglise universelle, étaient dans l'ordre ; qu'il devait rester auprès de son oncle, qui, à cause de son grand âge, avait besoin de secours ; mais qu'il devait être dans la disposition d'aller gouverner son église en personne, aussitôt qu'il en trouverait l'occasion. Charles, qui sentait renaître le calme dans son âme, embrassa Barthélemi des Martyrs. Il lui dit que Dieu l'avait envoyé à Rome pour lui, et qu'il était délivré du poids accablant qu'il avait eu jusqu'alors sur le cœur. Il ajouta que, connaissant désormais la volonté du ciel, il tâcherait de l'accomplir avec fidélité ; et qu'il ne cesserait d'implorer le secours de la grâce, qui lui était si nécessaire(4). Il savait, en effet, que la défiance de soi-même ne doit point dégénérer en pusillanimité, qu'il faut y joindre une ferme confiance en Dieu ; que le Seigneur soutient ceux qu'il a destinés à travailler pour sa gloire ; qu'il emploie souvent les instruments les plus faibles pour la réussite des plus grandes entreprises ; que les pasteurs surtout sont en droit de dire avec l'Apôtre, qu'ils peuvent tout en celui qui les fortifie.

La mort de son frère

Au mois de novembre de l'année 1562, Charles se vit enlever, par une fièvre aiguë, son frère unique, qui était à la fleur de l'âge, et qui jouissait de la fortune la plus brillante. Il supporta une perte aussi cruelle avec une résignation surprenante ; la vivacité de sa foi l'élevant au-dessus des sentiments de la nature, il adora secrètement les décrets de la Providence, tout rigoureux qu'ils étaient, et le malheur qu'il éprouvait lui fournit une nouvelle preuve de l'instabilité des choses humaines. Ses amis, le pape lui-même, le pressèrent de quitter l'état ecclésiastique, et de se marier, pour être le soutien et la consolation de sa famille. Mais il refusa de se rendre à leurs sollicitations ; et, afin de s'en délivrer pour toujours, il reçut les ordres sacrés, et se fit ordonner prêtre avant la fin de la même année. Peu de temps après, il fut fait grand pénitencier, et archiprêtre de Sainte-Marie-Majeure. Ce fut dans le même temps qu'il fonda un collège à Pavie, pour l'éducation des jeunes clercs de Milan, et qu'il obtint diverses bulles relatives à la réformation de plusieurs abus qui s'étaient introduits dans la discipline ecclésiastique.

La clôture du concile de Trente

L'année suivante est mémorable par la clôture du concile de Trente (5), qui avait été souvent interrompu et repris. La dernière session se tint le 3 et le 4 décembre 1563. Les décrets des sessions précédentes, tenues sous Paul III, Jules III et Pie IV, y furent confirmés et souscrits par quatre légats du saint Siège, par deux cardinaux, trois patriarches, vingt-cinq archevêques, cent soixante-huit évêques, trente-neuf députés de prélats absents, sept abbés, et sept généraux d'ordres religieux. Les difficultés qui survinrent, et qui furent suscitées par l'empereur, par le roi de France, par le roi d'Espagne, etc. parurent plus d'une fois insurmontables ; mais elles furent enfin levées, et on en fut redevable au zèle, à la prudence, et sans doute aux prières de saint Charles Borromée. Il informa les évêques et les princes du mauvais état de la santé du pape son oncle ; et il employa des sollicitations si pressantes auprès d'eux, qu'il les détermina enfin à accélérer la clôture du concile.

Cette vénérable assemblée ne fut pas plus tôt séparée, que le saint archevêque se mit en devoir de faire exécuter tous les décrets qui y avaient été formés pour la réformation de la discipline. Ce fut par son conseil que le pape exhorta fortement les évêques à fonder des séminaires, conformément au vœu du concile ; et, pour leur donner l'exemple, il en fonda un à Rome, dont la conduite fut confiée aux Jésuites(6). Pour prémunir plus sûrement les fidèles contre les nouvelles erreurs, Pie IV publia, en 1564, la profession de foi qui porte son nom, et que devaient souscrire tous ceux qui étaient nommés à des bénéfices, à des dignités, etc. (7). Le concile avait recommandé au pape(8) de faire réviser le missel et le bréviaire, et de composer un catéchisme. Saint Charles Borromée se chargea de faire travailler à ce dernier ouvrage ; et, pour cet effet, il retint quelque temps à Rome le pieux et savant François Foreiro. C'était un religieux dominicain qui avait assisté au concile en qualité de théologien du roi de Portugal. Il fut aidé dans son travail par Léonard Marini, archevêque de Lanciano, et par Gilles Forscarari, évêque de Modène. Le catéchisme qu'ils composèrent est celui qu'on appelle Catéchisme de Trente, Catéchisme romain, ou ad Parochos. L'érudition, l'exactitude, la précision, s'y trouvent réunies à l'élégance et à la pureté du style(9). Les connaisseurs portent le même jugement du style des Actes de l'église de Milan, ou des conciles de saint Charles Borromée. Et c'est avec raison que le saint ne négligeait point cette partie du discours ; un langage barbare dégrade la sublimité des oracles de la religion ; et ils paraissent presque tous différents, lorsque la dignité de l'expression répond à celle du sujet (10). Aussi le saint avait-il toujours auprès de lui des personnes recommandables, autant par leur savoir que par leurs vertus. Mais, pour revenir au catéchisme du concile de Trente, il fut publié en 1566 (11).

Les conseillers de Charles Borromée

Pendant que le saint fut à Rome, il eut pour directeur de sa conscience le savant père Ribera, Jésuite : c'était par ses conseils qu'il se conduisait dans ses différentes pratiques de piété. Il aimait aussi à s'entretenir avec Foreiro, qui passa une année à Rome, avant de retourner en Portugal, et il avait en lui une grande confiance. Il s'associa quelques personnes instruites des matières de religion, et repassa avec eux ses études théologiques.

La réduction du train de vie

Il diminua son train, et renvoya une partie de ses domestiques, mais après avoir donné une récompense honnête à chacun d'eux. Il se fit une loi de ne point porter de soie, et il en interdit aussi l'usage à ceux qui composaient sa maison ; la somptuosité fut bannie de sa table ; il jeûnait une fois la semaine au pain et à l'eau ; et il faisait chaque jour deux méditations d'une heure. Rempli de tendresse pour son troupeau, il écrivait souvent à son grand vicaire pour le lui recommander ; ce qu'il faisait de la manière la plus touchante. Il fit partir pour Milan quelques Jésuites embrasés de zèle pour la gloire de Dieu, et leur donna l'église de Saint-Vit, afin que se fixant dans son diocèse, ils fussent plus à portée d'y répandre la lumière de l'Evangile.

Conformément aux vues du saint archevêque, Ormanetto jeta les fondements des bâtiments destinés à servir de séminaire ; il publia le concile de Trente, tint un synode qui fut fort nombreux, et fit la visite des églises et des monastères de la ville. Il visita aussi plusieurs églises de la campagne. Mais il eut la douleur de voir que son zèle n'avait pas le succès qu'il désirait, et qu'il y avait des abus auxquels il ne lui était pas possible de remédier. Il écrivit à Charles Borromée pour lui demander la permission de s'en retourner à sa cure, et pour lui représenter qu'il n'y avait que lui qui pût rétablir l'ordre. Le saint, vivement affligé, fit de nouvelles instances auprès de son oncle ; et elles furent si pressantes, qu'il obtint la liberté d'aller à Milan, pour tenir un concile provincial, et pour faire la visite de son diocèse. Avant son départ, le pape le créat légat à latere pour toute l'Italie.

Les princes étrangers avaient eux-mêmes une grande vénération pour saint Charles Borromée, et plusieurs lui en donnèrent des marques visibles. Philippe II, roi d'Espagne, lui assura une pension considérable, et confirma en sa faveur la donation de la principauté d'Oria, qu'il avait faite au comte Frédéric Borromée, qui ne vivait plus.

Charles Borromée va à Milan

Charles partit de Rome le 1er septembre 1565. Il s'arrêta quelques jours à Bologne, dont il était légat. Arrivé à Milan, il y fut reçu avec une joie et une pompe qu'on ne peut imaginer ; le peuple s'écriait que c'était un autre saint Ambroise que le Seigneur lui envoyait. Il n'entra dans son palais qu'après avoir été faire sa prière dans la cathédrale. Il ne put se dispenser de recevoir les visites d'usage ; mais il abrégea le cérémonial autant qu'il lui fut possible. Le dimanche suivant, il fit à son peuple un discours fort pathétique. Peu de temps après, il ouvrit son premier concile provincial. Il s'y trouva deux cardinaux étrangers, et onze suffragants de Milan. On comptait parmi ceux-ci Bernardin Scoti, cardinal de Trani, évêque de Plaisance ; Gui Ferrier, évêque de Verceil, auquel Charles Borromée donna, dans son concile, le chapeau de cardinal, de la part du pape ; le célèbre Jérôme Vida, évêque d'Albe(12) ; Nicolas Sfondrate, évêque de Crémone, qui fut depuis élevé sur la chaire de saint Pierre, et prit le nom de Grégoire XIV. Les suffragants qui ne purent venir envoyèrent des députés. Tout le monde fut surpris de la dignité et de la piété avec lesquelles le concile fut célébré par un jeune cardinal qui n'avait que vingt-six ans. On ne le fut pas moins de la sagesse des règlements qui s'y firent, et qui avait principalement pour objet la réception et l'observation du concile de Trente, la réformation du clergé, la célébration de l'office divin, l'administration des sacrements, la manière de faire le catéchisme les dimanches et les fêtes dans toutes les églises paroissiales. Le pape, informé de tout ce qui s'était fait, écrivit à son neveu pour le féliciter (13).

Après la clôture du concile, Charles entreprit la visite de son diocèse. Il fut obligé d'aller à Trente par Vérone, pour recevoir au nom du pape, les sœurs de l'empereur Maximilien II, Barbe, mariée à Alphonse d'Est, duc de Ferrare, et Jeanne, mariée à François de Médicis, duc de Florence. Il accompagna la première jusqu'à Ferrare, et la seconde jusqu'à Fiorenzola, dans la Toscane. Ce fut dans cette dernière ville qu'un courrier vint lui apprendre que le pape était dangereusement malade. Il partit aussitôt pour Rome.

Charles Borromée assiste le pape mourant

A son arrivée, il sut des médecins que la maladie du souverain pontife serait mortelle. 3Il alla le voir sans délai. Il ne fut pas plus tôt entré, qu'il lui dit en lui montrant un crucifix qu'il tenait à sa main : « Très-saint Père, tous vos désirs et toutes vos pensées doivent se tourner vers le ciel. Voilà Jésus-Christ crucifié, qui est l'unique fondement de notre espérance : il est notre médiateur et notre avocat ; il est la victime qui a été immolée pour nos péchés. Il est la bonté et la patience même ; sa miséricorde se laisse toucher par les larmes des pécheurs, et jamais il ne refuse le pardon à ceux qui le lui demandent avec un cœur véritablement contrit et humilié. »; Il le conjura ensuite de lui accorder une faveur au-dessus de toutes celles qu'il avait jamais reçues de sa sainteté. Le pape lui dit qu'il lui accorderait tout ce qui serait en son pouvoir. Charles Borromée répliqua : « Ce que je vous demande, c'est que vous mettiez à profit le peu de temps qui vous reste à vivre ; que vous ne pensiez plus aux choses de ce monde, que vous ne vous occupiez plus que de l'affaire de votre salut, et que vous vous prépariez, le mieux qu'il vous sera possible, au passage de l'éternité. »; Le pape ayant reçu cet avis avec reconnaissance, le saint cardinal donna les ordres les plus précis pour que personne ne l'entretînt de choses étrangères à l'état où il se trouvait. Il ne le quitta point pendant toute sa maladie, afin de fortifier de plus en plus les sentiments dont il était pénétré. Il lui administra lui-même le saint viatique et l'extrême-onction. Le pape fut aussi assisté dans ses derniers moments par saint Philippe de Néri. Il mourut le 10 décembre 1565, à l'âge de soixante-six ans et neuf mois, après avoir siégé six ans moins seize jours. Il expira en prononçant ces paroles : « Seigneur, laissez présentement aller votre serviteur en paix. »

L'élection de Pie V

Quoique Charles Borromée eût beaucoup de crédit dans le conclave, où l'on était assemblé pour élire un nouveau pape, il se comporta de manière à convaincre ses collègues qu'il ne cherchait que la gloire de Dieu et le bien de l'Eglise, et qu'il était supérieur à ces passions qui aveuglent si souvent les personnes, même vertueuses, et qui gâtent quelquefois leurs bonnes actions. Il pensait d'abord à élire le cardinal Morone, qui s'était rendu très recommandable à Trente par sa modération, son zèle et son expérience, ou le pieux cardinal Sirlet. Mais, se voyant arrêté par divers obstacles, il travailla de toutes ses forces à faire élire Pie V, quoiqu'il fût attaché aux Caraffes, et qu'il dût conséquemment ne pas aimer son oncle, ni sa famille. Dans la lettre qu'il écrivit en cette occasion au cardinal Henri de Portugal, il lui mandait qu'en entrant au conclave son principal soin avait été de veiller sur lui-même, et de bien examiner son cœur, afin qu'aucun intérêt humain n'influât sur son choix. Pie V, qui fut élu le 7 janvier 1566, mit tout en œuvre pour retenir Charles Borromée à Rome, et pour lui faire accepter tous les emplois dont il avait joui sous le pontificat précédent. Mais Charles, qui brûlait du désir de remédier aux désordres qui régnaient dans son diocèse, sollicita si vivement la permission d'y retourner, qu'elle lui fut accordée. Le pape lui demanda seulement quelques jours pour le consulter sur diverses affaires ; il lui donna ensuite sa bénédiction et le laissa partir.

Les privations

Le saint archevêque arriva à Milan au mois d'avril de la même année, et s'occupa avec le plus grand zèle de la réformation de son diocèse. Il commença par régler sa propre maison. Il pensait, et avec raison, qu'il aurait bien moins de difficultés à éprouver lorsqu'on verrait pratiquer dans son palais ce qu'il prescrirait aux autres. Le caractère épiscopal exigeant la plus grande perfection, il travailla d'abord à sa propre sanctification. Il pratiquait des austérités incroyables, malgré les fatigues qu'entraînent les travaux continuels d'une vie toute apostolique ; ses jeûnes furent d'abord modérés, parce qu'il voulait endurcir son corps par degrés à la mortification. Il usait cependant de discrétion, afin d'être toujours en état de remplir ses fonctions. Pour exclure toute recherche de sa propre volonté, il prenait indifféremment pour sa nourriture la première chose qui se présentait. Plusieurs années avant sa mort, il se fit une loi de jeûner tous les jours au pain et à l'eau, excepté les dimanches et les fêtes, qu'il ajoutait au pain qu'il mangeait un peu de légumes ou quelques fruits. Il s'était interdit l'usage de la viande, du poisson, des œufs et du vin. En carême, il ne mangeait point de pain ; il ne vivait que de fèves bouillies et de figues sèches. Son abstinence était encore plus rigoureuse dans la semaine sainte. Pendant toute l'année, il ne faisait qu'un repas par jour. Lorsqu'il étudiait à Pavie, il eut une longue maladie, dont les suites se firent sentir longtemps ; une pituite opiniâtre et violente dérangeait souvent sa santé ; son abstinence l'en délivra sans aucun remède (14).

Charles subit des pressions pour réduire l'austérité de sa vie.

L'archevêque de Valence en Espagne, et Louis de Grenade, pour lesquels le saint avait une haute estime, lui écrivirent pour lui représenter, de la manière la plus forte, que son genre de vie était incompatible avec les travaux de l'épiscopat. Il répondit au premier que l'expérience lui avait fait éprouver le contraire ; que, quant aux fatigues du ministère, il ne pouvait arriver un plus grand bonheur à un évêque que de donner sa vie pour le service de l'Eglise, que Jésus-Christ avait acquise par son sang, et conséquemment qu'il ne devait pas écouter une fausse délicatesse, lorsqu'il s'agissait de l'accomplissement de ses devoirs. Il répondit à Louis de Grenade que les Chrysostôme, les Spiridion, les Basile, et d'autres évêques dont les diocèses étaient fort étendus, avaient vécu dans la pratique continuelle des veilles et du jeûne, et que cependant plusieurs d'entre eux étaient parvenus à un âge avancé. Le pape Grégoire XIII lui adressa aussi un bref dans lequel il lui recommandait de modérer ses austérités. Le saint le reçut à la fin du carême, qu'il avait passé en ne vivant que de figues sèches. Il se permit par obéissance quelques petits adoucissements la dernière semaine. Il écrivit à sa sainteté pour l'assurer de sa docilité ; mais il lui manda en même temps qu'il savait par expérience qu'une vie sobre contribuait à la santé. Le souverain pontife le laissa maître de vivre à l'avenir comme il le jugerait convenable ; le saint reprit ses austérités ordinaires, et les continua jusqu'à sa mort.

La mortification et les faveurs célestes

Mais les pratiques dont nous venons de parler ne suffisaient point encore à son zèle pour la mortification. Il portait continuellement un rude cilice ; il dormait très peu, et il passait dans la prière les nuits qui précédaient les grandes fêtes. Quand on l'exhortait à réparer par le sommeil les forces de la nature, il avait coutume de dire que Jean-Jacques de Médicis, son oncle, célèbre capitaine, et plusieurs autres généraux, dormaient peu la nuit, et qu'ils le faisaient assis sur une chaise. Il ajoutait : « Est-ce qu'un évêque n'en pourrait pas faire autant, lui qui est obligé de faire la guerre à l'enfer ? »; Il dormait assis, ou couché sur un lit fort dur, sans quitter ses habits. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que les évêques de la province obtinrent de lui qu'il prendrait d'une manière moins pénible le repos dont il avait besoin. Il coucha depuis sur un lit couvert d'une paillasse, et dont la garniture respirait la plus grande pauvreté.

Sa patience à supporter le froid et les autres rigueurs des saisons était incroyable. Un jour qu'on voulait lui bassiner un lit, il dit en souriant : « Le meilleur moyen de ne pas trouver le lit froid, c'est de se coucher plus froid que n'est le lit. »; L'évêque d'Asti, dans son oraison funèbre, s'exprime ainsi : « Il n'employait de ses revenus, pour son propre usage, que ce qui lui était nécessaire pour acheter un peu de pain et d'eau pour sa nourriture, »; et un peu de paille pour son lit. Etant avec lui lorsqu'il faisait la visite de la vallée de Mesolcina, contrée extrêmement froide, je le trouvai qui étudiait pendant la nuit, enveloppé d'une simple robe noire tout usée et en lambeaux. Je lui représentai que c'était s'exposer à mourir de froid que de ne se pas mieux couvrir. Il me répondit en souriant : Que voulez-vous dire, puisque je n'ai pas d'autre robe Celle que je suis obligé de porter le jour appartient à la dignité de cardinal ; mais celle-ci est à moi, et je n'en aurai point d'autre, tant pour l'hiver que pour l'été. »;

De cet amour de la mortification naissait une humilité profonde, une douceur inaltérable, un parfait détachement de toutes les choses de la terre. Charles Borromée avait un tel mépris de lui-même, que les dignités éminentes dont il jouissait sous le pontificat de son oncle ne lui inspirèrent jamais le moindre sentiment de vanité. Il ne les regardait que comme un fardeau pesant, et s'il les accepta, ce ne fut que dans la vue de les faire servir à l'utilité de l'Eglise et au salut de son âme. Dans le succès de ses entreprises, il voulait qu'on ne lui attribuât que les fautes qu'il avait pu commettre.

Tout dans sa conduite respirait la pauvreté. Il fit ôter de son palais à Milan les statues, les tableaux et les tapisseries qui en faisaient l'ornement. Les armes de sa famille, qu'on y avait mises avant son arrivée, en furent également ôtées. Il ne laissa mettre, sur les monuments qu'il éleva, que les armes de l'archevêché. Les habits que sa dignité l'obligeait de porter en cachaient de pauvres, qu'il appelait les siens ; et ceux-ci étaient ordinairement si vieux et si usés, qu'un mendiant auquel ils furent offerts refusa une fois de les accepter. Il se passait, autant qu'il lui était possible, du secours de ses domestiques, et c'était une grande joie pour lui de servir les autres ; il observait cependant de ne rien faire qui fût contraire à ce que sa dignité exigeait de lui.

Il recevait dans la prière des grâces et des consolations extraordinaires ; mais il avait un soin extrême de cacher ces faveurs célestes. Il ne parlait de ce qui le concernait, que quand il s'agissait de consulter les autres, ou de se condamner lui-même. Ce n'était guère qu'avec les pauvres qu'il aimait à s'entretenir familièrement ; il les recherchait, pour les instruire, jusque sur les montagnes les plus désertes. L'évêque de Ferrare ayant appris qu'il faisait la visite d'une vallée où il n'y avait que des malheureux, vint le voir pour s'entretenir avec lui. Il le trouva malade, et couché sur un mauvais lit dans une cabane : ce spectacle le toucha si sensiblement, qu'il put à peine parler. Le saint, qui s'aperçut de son embarras, lui dit qu'il était très bien traité, et beaucoup mieux qu'il ne méritait. Le ton de voix avec lequel il s'exprima ne fit qu'augmenter l'étonnement de l'évêque.

S'il lui arrivait de manquer en quelque chose, il marquait sa reconnaissance à ceux qui l'en avertissaient ; il avait toujours auprès de lui deux prêtres remplis de prudence et de piété, qu'il avait chargés d'observer ses actions, et de lui dire ce qu'ils y trouveraient de répréhensible ; souvent aussi il priait les étrangers de lui rendre le même service.

On avait remarqué, dès son enfance, que la douceur formait son caractère ; il était tellement maître de lui-même, qu'il ne se mettait jamais en colère contre les jeunes gens de son âge. Cette vertu s'était depuis perfectionnée de jour en jour. Les injures les plus atroces, les accusations calomnieuses envoyées contre lui au roi d'Espagne, divers traits de l'ingratitude la plus noire, ne furent point capables de troubler la paix de son âme. On publia des libelles diffamatoires pour flétrir sa réputation ; il les brûla sans les lire, et sans en rechercher les auteurs. Il garda constamment dans sa maison un prêtre qui saisissait toutes les occasions de critiquer sa conduite ; il lui témoignait même beaucoup d'égards, et il lui assura une pension par son testament.

Toutes ses actions portaient l'empreinte de la candeur et de la sincérité ; ses promesses étaient inviolables. De là cette confiance sans bornes qu'on avait en lui ; la droiture dont il faisait profession le rendait supérieur à toutes les considérations humaines. Il refusait avec fermeté ce qui lui paraissait injuste ou contraire aux règles ; mais il accompagnait ce refus de tant de douceur, qu'on finissait par être de son avis.

Il se déchargea du soin de son temporel sur des économes d'une probité reconnue, et il examinait leurs comptes une fois tous les ans. Son désintéressement lui faisait même condamner les évêques qui n'étaient pas animés du même esprit. Il rappelait à cette occasion la prière de saint Augustin, qui demandait à Dieu d'ôter de son cœur l'amour des richesses, qui est incompatible avec l'amour de Dieu, et qui détourne de la pratique des exercices spirituels. Quand on lui parlait de jardins ou de palais, sa réponse était qu'un évêque ne doit penser qu'à se bâtir une demeure éternelle dans le ciel.

Lorsqu'il eut fixé sa résidence à Milan, il se réduisit au simple revenu de son archevêché, et à deux pensions, l'une qu'il s'était réservée sur les biens de sa famille, et l'autre que lui faisait le roi d'Espagne. Il résigna ses autres bénéfices, ou il les employa à fonder des séminaires et des collèges pour l'éducation de la jeunesse. Il céda le marquisat de Romagonora à Frédéric Ferrier, son parent, et les terres qu'il possédait dans le Milanais aux comtes de Borromée, ses oncles. A la vérité, la loi de la substitution l'empêchait d'aliéner ces terres ; mais il pouvait en conserver l'usufruit durant sa vie. Il vendit la principauté d'Oria, située dans le royaume de Naples, et on lui apporta dans son palais le prix de la vente, comme on en était convenu. Mais il ne put tenir contre la pensée d'un trésor déposé dans la maison d'un évêque. Il fit sur-le-champ distribuer la somme tout entière aux pauvres et aux hôpitaux. La liste de distribution qu'on lui présenta, excédant le prix de la vente de la principauté d'Oria, il dit que la méprise était trop à l'avantage des pauvres pour la réformer ; ainsi rien n'y fut changé, et la distribution se fit en un seul jour. Lorsque les officiers de Philippe II, roi d'Espagne, se furent emparés du château d'Arono, qui était le titre le plus honorable de la maison de Borromée, il ne voulut faire aucune démarche pour le recouvrer.

D'après un tel désintéressement, il est aisé de juger que les pauvres étaient les vrais propriétaires de ce qui lui restait de biens. A la mort de Frédéric son frère, il vendit quantité d'effets précieux qui lui revenaient de sa succession, et les leur distribua. En arrivant à Milan, il vendit également sa vaisselle d'argent, et ce qu'il pouvait avoir d'effets d'une certaine valeur, pour soulager les pauvres familles de son diocèse. Virginie de Rovera, veuve du comte Frédéric, lui ayant légué en mourant une somme de vingt mille écus, elle fut aussi employée en aumônes. Jules Petrucci, son premier aumônier, tenait une liste exacte de tous les indigents de la ville de Milan, auxquels on distribuait chaque mois des secours abondants ; indépendamment des sommes extraordinaires que le saint demandait à ses économes, sans écouter les représentations qu'ils lui faisaient sur les profusions de sa charité, il ne voulait point qu'on renvoyât aucun pauvre sans l'avoir assisté.

L'hospitalité lui parut toujours un devoir indispensable pour un évêque ; il recevait honnêtement toutes les personnes qui se présentaient chez lui ; mais sa table était servie avec simplicité, quels que fussent ses hôtes. En même temps que les autres avaient la liberté de manger ce qu'ils jugeaient à propos, il suivait son attrait pour la mortification, faisant ce qu'il pouvait pour qu'on ne s'en aperçût point.

Charles Borromée et les bâtiments

Sa libéralité se manifestait dans toutes les occasions ; elle éclata surtout dans plusieurs monuments qu'il fit élever, et qui subsistent encore à Rome, à Milan, et dans plusieurs endroits de ce diocèse. Il fit embellir et rebâtir presque en entier l'église de Sainte Praxède, à Rome, laquelle était son titre de cardinal. Il décora dans la même ville l'église de Sainte-Marie-Majeure, dont il était archiprêtre. Pendant sa légation de Bologne, il fit construire dans cette ville une fontaine et des écoles publiques, par les artistes les plus célèbres ; mais ce fut surtout à Milan qu'il se distingua par des établissements qui avaient pour objet l'utilité de l'Eglise ou le bien de ses diocésains. Il décora la cathédrale et bâtit des maisons pour tous les chanoines, qui eurent par ce moyen un passage pour aller à l'église sans être vus de personne ; il procura aussi des logements aux autres ecclésiastiques qui étaient attachés au service de la même église. Il reconstruisit le palais archiépiscopal, avec toutes ses dépendances. Le diocèse lui fut redevable de la fondation de cinq séminaires, dont deux étaient à Milan ; de celle du couvent des Capucins, où il fit faire des logements pour les ecclésiastiques qui désiraient y faire des retraites ; de celle des maisons des Théatins, des Oblats et des Jésuites. Il dota le noviciat de ces derniers avec les biens de son abbaye de Saint-Gratinien d'Arone. Il faut aussi citer les églises, les hôpitaux et les édifices publics qu'il répara ou qu'il embellit.

Il avait le plus grand soin de faire, des revenus de son archevêché, l'usage que prescrivent les canons ; il les divisa en trois parts : l'une pour l'entretien de sa maison, l'autre pour le soulagement des pauvres, et la troisième pour les réparations des églises. Il mettait sous les yeux de ses conciles provinciaux l'emploi qu'il en avait fait, disant qu'il n'en était que l'administrateur et l'économe.

L'honnêteté

Quoiqu'il aimât tendrement ses parents, il allait rarement les voir ; et lorsqu'ils lui recommandaient quelque affaire, il l'examinait avec plus de soin encore, de peur de s'écarter de cette impartialité qui doit diriger toutes les décisions d'un évêque. Par le même motif, il ne prit aucun ecclésiastique de sa famille pour l'aider dans le gouvernement de son diocèse, et il tint une semblable conduite par rapport à la résignation des bénéfices qu'on lui avait conférés dans sa jeunesse. Il se chargea seulement de l'éducation de Frédéric Borromée, son cousin germain, en le plaçant dans le collège qu'il avait fondé à Pavie (15).

La piété

Son attention à veiller sur ses paroles était singulière ; il parlait peu et s'observait pour ne rien dire d'inutile. Il n'était pas moins attentif à l'emploi du temps ; il le donnait tout entier à des occupations sérieuses. Il se faisait lire à table quelque livre de piété, ou il dictait des lettres et des instructions pendant ce temps-là. Lorsqu'il prenait ses repas en particulier, il mangeait et lisait tout à la fois, et il se tenait à genoux quand il lisait l'Ecriture. Après dîner, il donnait audience à ses curés et à ses vicaires (16) forains. Ces vicaires étaient au nombre de soixante, et leurs pouvoirs étaient fixés par une commission particulière : ils étaient pour la plupart des doyens ruraux. Ils tenaient des conférences fréquentes, et avaient inspection sur la conduite des curés de leur district, qu'ils avertissaient de leurs fautes ; ils en référaient, si les circonstances l'exigeaient, à l'archevêque ou à son vicaire-général.

Lorsqu'il était en voyage, il priait ou il étudiait sur la route. Il n'avait d'autre récréation que celle que peut donner la diversité des occupations. Comme on lui représentait qu'un directeur pieux et éclairé voulait qu'on prît généralement sept heures de repos dans la nuit, il répondit qu'un évêque devait être excepté de cette règle. Quelques personnes l'exhortant à donner au moins quelques instants à la lecture des papiers publics, où il puiserait des connaissances qui pourraient lui être utiles dans l'occasion, il dit que l'esprit et le cœur d'un évêque devaient être uniquement employés à méditer la loi de Dieu, ce qu'il ne pourrait faire, s'il remplissait son âme des vaines curiosités du monde ; et que plus on les évitait, plus on était à Dieu.

Il se confessait tous les matins, avant que de célébrer la messe, et faisait tous les ans deux retraites, avec une confession générale dans chacune. Il s'accusait des fautes les plus légères avec de vifs sentiments de componction, et souvent avec des larmes abondantes. Il eut pour confesseurs à Milan, le Père François Adorno, Jésuite de Gênes, et le Père Alexandre Saulo, Barnabite, qui fut depuis évêque de Pavie. Ces deux religieux, sous la conduite desquels le saint fit différentes retraites, étaient singulièrement versés dans la connaissance des voies spirituelles. Mais il avait pour confesseur ordinaire Gryffrydh Roberts, Gallois, chanoine et théologal de sa cathédrale (17). Ceux qui connaissaient son intérieur ne pouvaient assez admirer la pureté de son âme, la lumière merveilleuse qui lui découvrait les plus petites fautes, la vivacité de sa componction et la profondeur de son humilité qui le portait à se regarder comme le dernier des hommes et la plus ingrate des créatures envers le Seigneur.

Un jour qu'il donnait la communion, il laissa tomber une hostie par la faute de celui qui l'assistait ; il eut tant de douleur de cet accident, qu'il se condamna à un jeûne rigoureux de huit jours, et qu'il en passa quatre sans dire la messe. Si on en excepte cette occasion, il ne manqua jamais de célébrer la messe tous les jours, même en voyage, et au milieu des plus grandes occupations ; lorsque la maladie l'en empêchait, il se faisait donner la communion. Par respect pour Jésus-Christ présent dans l'Eucharistie, il gardait le silence depuis le soir jusqu'au lendemain matin après son action de grâces. Il se préparait à offrir le sacrifice non seulement par la confession, mais encore par la prière et la méditation, et il avait coutume de dire à ce sujet, qu'un prêtre ne devait point s'occuper d'affaires temporelles avant qu'il eût rempli un devoir aussi important.

Il récitait toujours l'office divin à genoux et nu-tête. Pour mieux fixer son attention, il lisait tout son Bréviaire, et ne disait rien par cœur : pratique qu'il recommandait à tout son clergé. Il n'omettait jamais aucune partie de l'office, même en maladie ; la veille de sa mort, il le fit réciter auprès de lui par son chapelain, qu'il suivit avec beaucoup de dévotion. Il disait, autant qu'il lui était possible, chaque heure canoniale à l'heure du jour à laquelle elle correspondait. Les dimanches et les fêtes, il assistait à tout l'office dans sa cathédrale, et ces jours-là il passait un temps considérable à prier à genoux devant quelque autel particulier.

Il avait une grande dévotion pour saint Ambroise, pour les saints honorés en son église, et surtout pour la sainte Vierge, sous la protection de laquelle il avait mis ses collèges. Il était aussi rempli de vénération pour les reliques des saints. Il portait toujours un morceau de la vraie croix enchâssé dans une croix d'or, avec une petite image de saint Ambroise. Il conservait aussi avec respect, un petit portrait de l'évêque Fisher, qui fut mis à mort pour la religion, sous Henri VIII, roi d'Angleterre (18).

La passion de Jésus-Christ était le plus cher objet de sa piété. Pendant son séjour à Rome, il passait souvent plusieurs heures de suite dans les lieux de dévotion. Etant resté une fois toute la nuit dans l'église de Saint-Sébastien aux Catacombes, il passa le jour suivant dans celle de Sainte-Agnès. Mais ce qui édifiait le plus, c'était le recueillement admirable avec lequel il priait. Son attention extrême à veiller sur ses sens lui rendait facile la pratique de l'union intime avec Dieu. On l'entendait dire quelquefois que le centre de ses délices était d'être au pied de l'autel. Quand la nécessité l'en tirait, il y laissait son cœur. Il s'acquittait de toutes ses fonctions avec une sainte gravité, et quelque longues que fussent les cérémonies, on ne remarquait rien en lieu qui sentît la précipitation. Il résultait de grands avantages pour la religion de cet esprit de prière et de cet ardent amour de Dieu qui brûlait sans cesse dans son cœur. Ses paroles inspiraient aux autres une certaine joie spirituelle ; elles lui gagnaient tous les cœurs, et enflammaient ceux qui l'écoutaient, du désir de persévérer dans la pratique de la vertu, et de tout souffrir plutôt que de l'abandonner. Un seul mot de sa part embrasait de zèle les prêtres qui en avaient montré le moins jusque-là, et leur faisait affronter tous les dangers. Saint Philippe de Néri assura qu'il avait vu une fois le visage du saint archevêque brillant d'une lumière toute céleste (19). Charles Borromée ne cessait de recommander la pratique de la présence de Dieu, comme un des principaux moyens de parvenir à la perfection. Un gentilhomme l'ayant prié de lui tracer les règles à suivre pour faire des progrès dans la vertu, il lui donna cette réponse : « Celui qui désire avancer dans le service de Dieu doit commencer chaque jour de sa vie avec une nouvelle ardeur, se tenir en la présence de Dieu autant qu'il lui est possible, et ne se proposer d'autre fin dans toutes ses actions que la gloire du Seigneur. »;

Presque tous ceux qui composaient la maison du saint archevêque étaient ecclésiastiques ; et il ne confiait qu'à des clercs l'administration de ses propres affaires, ainsi que celles des affaires de son diocèse. Les prêtres étaient obligés de se confesser toutes les semaines : les autres se confessaient au moins une fois le mois, et communiaient de la main de l'archevêque ; les prêtres disaient encore la messe tous les jours. Personne ne manquait à la prière du matin et du soir, ni à la méditation, ni à la lecture de piété qui se faisait régulièrement chaque jour. On ne mangeait point de viande les mercredis, ni pendant l'avent. Outre les jeûnes de précepte, il y en avait encore de marqués pour la veille de certaines fêtes. Les jours de jeûne, on ne servait point de collation ; et ceux qui avaient besoin de manger se contentaient d'une once et demie de pain. Lorsqu'un ecclésiastique de la maison du saint archevêque était pourvu d'un bénéfice, il voulait qu'il allât le desservir ; et il recommandait aux autres évêques de tenir la même conduite. Tous ceux qui lui étaient attachés avaient des honoraires honnêtes, afin qu'ils ne fussent point tentés de recevoir des présents. L'oisiveté était absolument bannie de sa maison ; et lorsque quelqu'un n'était point occupé, il employait son temps à lire des livres de piété. Le saint avait toujours auprès de lui des personnes d'un grand savoir et d'une grande vertu, qu'il consultait dans les affaires importantes ; et il ne se décidait qu'après avoir imploré avec ferveur les lumières de l'Esprit saint. Aussi ses résolutions étaient-elles toujours marquées au coin de la sagesse, et suivies d'un heureux succès. Son palais représentait l'image d'une communauté régulière, par les exercices qui s'y pratiquaient. Cette communauté donna douze évêques à l'Eglise, plusieurs nonces, et d'autres sujets en état de remplir les premières dignités ecclésiastiques.

Ormanetto, vicaire-général de Milan, avait deux assistants qui étaient aussi vicaires-généraux. Ils étaient à la tête du conseil que Charles Borromée avait établi pour la décision des affaires importantes. Cette forme d'administration fut depuis adoptée par d'autres évêques.

L'état du diocèse à son arrivée

Le diocèse de Milan, lorsque Charles Borromée y arriva, était dans l'état le plus déplorable. Les grandes vérités du salut y étaient peu connues ; les pratiques religieuses, défigurées par la superstition, avaient donné lieu à des abus grossiers. Les sacrements étaient négligés, et la plupart des prêtres, sans lumières, comme sans mœurs, savaient à peine les administrer. Le désordre régnait dans presque tous les monastères. Charles Borromée tint six conciles provinciaux, et onze synodes diocésains, où l'on fit d'excellents règlements pour la réformation des mœurs, tant du clergé que du peuple. l publia aussi pour le même objet des mandements et des instructions pastorales, que les pasteurs zélés ont depuis regardés comme des modèles accomplis en ce genre, et dont ils ont fait la règle de leur conduite. Charles Borromée recueillit en un volume la première partie de ses conciles, qu'il fit paraître, non sous son nom, mais sous le titre d'Actes de l'Eglise de Milan. Le reste, qui forme un second volume, ne fut publié qu'après sa mort (20). Il éprouva des difficultés pour l'exécution des décrets portés dans ses conciles ; mais il se raidit contre les obstacles ; et joignant une fermeté inflexible aux autres moyens que lui suggérait un zèle rempli de douceur et de charité, il triompha des esprits les plus rebelles, et assujettit tout le monde à la règle, sans égard pour la qualité, le rang, ou les prétendus privilèges que certaines personnes voulurent alléguer.

La prédication

La prédication étant un des moyens établis de Dieu pour la conversion des âmes, et le principal devoir d'un évêque, il s'y appliqua avec une ardeur infatigable. Une difficulté naturelle de parler semblait d'abord le rendre incapable d'exercer cette fonction du ministère. Mais il la surmonta par la continuité de ses efforts. La composition lui coûtait aussi beaucoup de peine, quoiqu'il eût l'esprit excellent. On ne doit point attendre de lui ces traits extraordinaires, ces pensées brillantes, ces tours spirituels, cette abondance de fleurs qu'on admire dans les Basile et dans les Chrysostôme : mais il avait d'autres parties qui le rendaient propres à annoncer la parole de Dieu avec fruit. Il joignait à un grand désir du salut des âmes, une piété tendre et une parfaite connaissance des maximes de l'Evangile, et des motifs qui en inspirent l'amour. Ses sermons étaient solides et pathétiques ; il parlait avec une véhémence qui faisait une vive impression sur les esprits, et avec une onction qui pénétrait le cœur de ses auditeurs. Il prêchait les dimanches et les fêtes, et souvent deux ou trois fois le jour dans ses visites. Charles Bascapé dit : « J'étais si vivement frappé, et des excellentes choses qu'il disait, et de l'énergie avec laquelle il les disait, que je faisais tous mes efforts pour saisir sa manière et son débit ; mais cela ne m'était point possible : je perdais bientôt de vue l'orateur sacré, tant j'étais transporté des grandes vérités qu'il annonçait ; ses sermons, quoique longs, me paraissaient trop courts, et j'étais toujours fâché lorsqu'ils finissaient. »; Plusieurs autres auteurs en rendent le même témoignage.

L'instruction des enfants

Le saint archevêque se fit un devoir de l'instruction des enfants ; il était persuadé que c'était le moyen le plus efficace de perpétuer la connaissance et la pratique de la religion. Non content de recommander aux curés de faire le catéchisme dans leurs paroisses les dimanches et les fêtes, il établit encore un grand nombre d'écoles où l'on enseignait les premiers éléments du christianisme. Il y avait dans ces écoles des catéchistes ; et le saint leur donna de sages règlements pour diriger leurs instructions et les rendre plus utiles.

Les congrégations religieuses

La congrégation des Barnabites établie à Milan possédait alors un grand nombre d'hommes versés dans les voies intérieures de la piété. Le saint conçut pour eux autant d'estime que d'affection. Il les appelait pour diverses fonctions importantes, et trouvait en eux de fidèles coopérateurs de son zèle. Ce fut encore dans la vue de procurer de dignes ouvriers à la vigne du Seigneur, qu'il fonda tant de collèges et de séminaires, et qu'il institua en 1578 la congrégation des Oblats de Saint-Ambroise. C'étaient des prêtres séculiers, qu'on appelait ainsi parce qu'ils s'offraient volontiers à l'évêque pour travailler sous ses ordres, et qu'ils s'engageaient, par un vœu simple d'obéissance, à exercer toutes les fonctions auxquelles on voudrait les appliquer pour le salut des âmes (21). Charles Borromée leur donna des règlements remplis de sagesse, tant pour les conférences qu'ils faisaient dans les différentes parties du diocèse de Milan, que pour leur gouvernement particulier, et pour les exercices qui concernaient leur propre conduite. Il leur céda l'église du Saint-Sépulcre, et les logea dans un bâtiment contigu qui était commode. Plusieurs d'entre eux y faisaient leur résidence ordinaire, et on les appelait quand il se présentait quelque œuvre particulière qui intéressait la gloire de Dieu. Charles Borromée choisissait aussi parmi les Oblats, de bons curés et de bons vicaires, et en employait d'autres à faire des missions. Il leur confia la conduite de son grand séminaire, que lui remirent les Jésuites auxquels il l'avait d'abord donné.

Il forma dans la ville de Milan une association de femmes pieuses, qui tendaient à la perfection en s'assujettissant à des exercices réguliers de piété. Leurs exemples produisirent de grands fruits. Elles étaient assidues à l'église ; elles assistaient, autant qu'il leur était possible, à tous les sermons qui s'y faisaient ; elles étaient toujours occupées à quelque chose de sérieux ou d'utile, et s'interdisaient les vains amusements de leur sexe, comme contraires aux maximes de l'Evangile et aux engagements que nous contractons par le baptême. Ces saints engagements, elles les renouvelaient souvent, et invitaient les autres à marcher sur leurs traces.

Charles Borromée commença la visite de son diocèse par la ville de Milan. Plusieurs monastères de religieuses exemptes, prétendant ne dépendre que des supérieurs de leur ordre, refusèrent de le recevoir, et s'opposèrent aux règlements de réforme qu'il leur prescrivait. Il gémit de l'inutilité de ses pieux desseins, sans toutefois se décourager. Inaccessible à toutes les considérations humaines, il s'arma de fermeté, et il vit disparaître à la fin tous les obstacles qui avaient suspendu l'exécution du projet que lui avait inspiré son zèle pour la sanctification des vierges consacrées au Seigneur. Il y eut même des religieuses qui renoncèrent à leur exemption, et qui sollicitèrent des bulles pour se mettre sous la juridiction de l'ordinaire.

La réformation du chapitre de la cathédrale de Milan avait précédé toutes les autres. Les abus qui s'étaient introduits dans la célébration de l'office divin, furent corrigés, et les chanoines obligés d'assister au chœur avec assiduité. Le saint fonda trois nouvelles prébendes ; une pour un théologien, dont la fonction était de prêcher tous les dimanches, et de donner deux fois la semaine des leçons de théologie. La seconde fut destinée à un pénitencier, auquel s'adressaient les personnes coupables de cas réservés, et qu'on était toujours sûr de trouver au tribunal de la pénitence. Il s'assemblait encore toutes les semaines avec ses quatre sous pénitenciers, ainsi qu'avec des théologiens et des canonistes habiles. C'était dans ce conseil que se décidaient les difficultés que proposaient les curés et les autres ecclésiastiques du diocèse. La troisième prébende, appelée doctorale, fut donnée à un docteur en droit, qui enseignait le droit canonique aux jeunes clercs. L'archevêque fit encore réparer le chœur de son église, et publia divers règlements pour assurer au lieu saint le respect qui lui est dû.

Charles est contesté par les officiers de justice.

Il eut en 1567 une contestation avec les officiers de justice. Voici quelle en fut l'occasion. Quelques personnes vivaient publiquement dans un commerce adultère, et gardaient chez eux leurs concubines. Le saint les avertit charitablement de faire cesser le scandale ; ses remontrances ayant été inutiles, il fit emprisonner les coupables. Le sénat sévit contre les officiers de la cour archiépiscopale. Le bailli fut arrêté et condamné à une peine flétrissante qu'il subit dans la place publique. L'archevêque ne perdit rien de la tranquillité de son âme ; mais il prononça les peines canoniques contre ceux qui avaient condamné l'officier de sa cour ecclésiastique. Les deux parties portèrent leurs plaintes au roi Philippe II. Ce prince ne voulut point juger, et renvoya au pape la décision de cette affaire. Un des membres du sénat alla plaider la cause de son corps. Mais le duc d'Albuquerque, gouverneur de Milan, fut extrêmement affligé de la manière dont on avait traité l'officier de l'archevêque.

Une visite des vallées alpines

Ce fut dans ce temps-là que Charles entreprit la visite des vallées de Léventine, de Bregno et de Riparie. On était dans le mois d'octobre. Les trois vallées étaient soumises aux cantons suisses d'Uri, de Schwitz et d'Underwald ; car le diocèse de Milan s'étendait dans les Alpes jusqu'au mont Saint-Gothard. Le saint, pour ne point donner d'ombrage aux magistrats, les pria de lui indiquer un député qui l'accompagnerait dans leurs territoires respectifs, ce qu'ils firent d'une manière fort obligeante. Les vallées dont il s'agit avaient été jusque-là très négligées ; le désordre y régnait de toutes parts, et les prêtres étaient encore plus corrompus que le peuple. Charles Borromée traversa les neiges et les torrents, et gravit les rochers les plus inaccessibles, s'estimant heureux de souffrir pour Jésus-Christ, le froid, la faim, la soif, et des fatigues continuelles. Il prêcha ou catéchisa partout. Il déplaça les prêtres ignorants ou scandaleux, et leur en substitua d'autres, qui par leur zèle et leurs lumières fussent capables de rétablir la pureté des mœurs et la pratique de la religion. L'hérésie des Zuingliens avait pénétré dans quelques parties de son diocèse ; il en convertit plusieurs qu'il réconcilia à l'Eglise, et ne les quitta qu'après avoir pris de sages mesures pour rendre durable le triomphe de la foi.

Le lecteur apprendra avec plaisir de quelle manière le saint faisait ses visites. Il allait toujours à cheval ou à pied. Il n'avait jamais plus de six chevaux avec lui, et chacun de ceux qui l'accompagnaient faisait porter ce qui lui était nécessaire. Sa coutume était de loger chez les curés, quelque misérable que fût leur maison. Il mangeait ordinairement avec eux et laissait les lits à ceux de sa suite. A dîner, il se faisait servir le repas le plus frugal, ne voulant qu'un potage, un plat et quelques fruits. Comme il ne vivait que de pain et d'eau, dans les dernières années de sa vie, il ne mangeait plus que dans sa chambre, et ne paraissait point à table. Quelques prêtres le précédaient pour disposer le peuple à la communion, qu'il administrait lui-même à tous ceux qui se présentaient. Il pourvoyait aux besoins spirituels et corporels des habitants de chaque paroisse ; il en prenait un état, et voulait qu'on lui mandât ensuite si les abus qu'il avait remarqués étaient véritablement corrigés.

La réforme des abus

Il entreprit, en 1568, la réforme des Humiliati ou Humiliés, ordre dont il était le protecteur. Cet ordre avait été fondé, dans le onzième siècle, par quelques gentilshommes de Milan, qui, du consentement de leurs femmes, firent des vœux de religion (22). Ils étaient tombés, au commencement du seizième siècle, dans un tel relâchement, qu'il n'y avait que cent soixante-dix religieux pour les quatre-vingt-dix monastères que possédait leur congrégation. Leurs supérieurs, qu'on appelait prévôts, faisaient de leurs revenus l'usage qu'ils jugeaient à propos, et vivaient sans règle. Charles Borromée obtint du pape deux brefs qui l'autorisaient à faire ce qu'il estimerait convenable pour les réformer. Il fit assembler pour cet effet un chapitre général à Crémone, où il publia des règlements propres à ranimer la ferveur primitive de l'institut. Les religieux les reçurent avec plaisir ; mais les prévôts et les frères convers refusèrent de s'y soumettre.

Le saint, également autorisé par le pape Pie V, convoqua à Milan un chapitre des Franciscains conventuels, pour travailler à la réforme des abus qui s'étaient introduits parmi ces religieux. Quelques frères, au nom seul de nouveaux règlements, poussèrent des cris de rage ; ils coururent aux cloches, excitèrent un grand tumulte, et menacèrent de se porter aux dernières extrémités contre le cardinal, s'il osait exécuter ce qu'il projetait (23). Le saint céda à l'orage pour l'instant, et se retira tranquillement. Mais il reprit depuis son projet, qui fut exécuté dans toutes ses parties. Il unit en un seul corps plusieurs branches de Franciscains. Dans les différentes commissions dont il fut chargé par le saint Siège, il se montra toujours digne du choix du souverain pontife. Le zèle, la piété, la prudence, le désintéressement, caractérisèrent toutes ses démarches.

Le synode diocésain de 1568

Dans la même année 1568, le saint cardinal tint un synode diocésain. Il suivit sa méthode ordinaire, qui était de se faire informer auparavant des besoins de son diocèse par ses vicaires forains, qui s'assemblaient pour conférer ensemble. Le synode dont nous parlons dura trois jours ; et l'archevêque y fit deux discours par jour à ses curés, pour exciter leur zèle et leur piété. L'année suivante, il tint son deuxième concile provincial. Il n'eut aucun égard aux prétextes qu'alléguait un évêque de la province, qui était cardinal, pour se dispenser d'y assister. Dans une autre occasion, il obligea aussi un évêque, qui était ambassadeur d'un prince, de venir au concile, et de quitter même son ambassade, qui ne pouvait s'accorder avec la résidence.

Ayant appris qu'un de ses suffragants avait dit dans une compagnie qu'il n'avait rien à faire, il lui rappela fortement les besoins de son troupeau, et la multitude des devoirs de l'épiscopat. L'évêque se contenta de répondre froidement que le cardinal Borromée portait trop loin sa sollicitude. Le saint, qu'une telle réponse affligea vivement, lui écrivit une longue lettre, dans laquelle il parcourait les différentes obligations d'un évêque, et il terminait chaque article par ces mots : « Est-il possible qu'un évêque dise qu'il n'a rien à faire ? »; Un cardinal, évêque d'un petit diocèse, ayant dit que son siège était trop peu considérable pour exiger une résidence habituelle, Charles Borromée sentit son zèle s'enflammer, et il ne balança point de déclarer à ce prélat qu'une seule âme était d'un si grand prix, qu'elle méritait la résidence et tout le temps du plus grand homme de l'univers.

La tranquillité dont le saint archevêque avait joui quelque temps fut troublée de nouveau, et la tempête qui s'éleva contre lui fut plus violente que jamais. Reprenons les choses dès l'origine.

Le conflit avec l'église collégiale de Sainte-Marie de la Scala

L'église collégiale de Sainte-Marie de la Scala, fondée par Béatrix de la Scala, femme de Barnabé Visconti, seigneur de Milan, se glorifiait de son exemption et de ses privilèges, qui lui avaient été obtenus du saint Siège par François Sforce II, duc de Milan, qu'elle comptait parmi ses plus insignes bienfaiteurs. Plusieurs chanoines de cette église menaient une conduite qui n'était nullement conforme à la sainteté de leur état. Charles consulta les plus habiles canonistes de Milan, et le pape lui-même, sur les moyens qu'il convenait d'employer pour remédier au mal. Tous lui répondirent qu'il avait, en qualité d'archevêque, le droit de faire la visite de cette église, et que dans le cas où il trouverait des abus à réformer, il pouvait procéder contre les coupables. Le saint alla donc à l'église de Sainte-Marie de la Scala dans le dessein d'y faire sa visite de la manière prescrite par les canons. Mais on lui refusa l'entrée de la porte ; la croix même qu'on portait devant lui, et qu'il avait prise dans ses mains pendant le tumulte, fut renversée. Un des chanoines fit sonner la cloche, et osa dire que l'archevêque avait encouru la suspense et les autres censures pour avoir violé les privilèges du chapitre. Le grand-vicaire excommunia sur-le-champ les auteurs de l'insulte faite au premier pasteur. Sa sentence fut confirmée le lendemain par l'archevêque dans la cathédrale. Les juges royaux et le sénat prirent avec chaleur le parti des chanoines. Ils envoyèrent à la cour d'Espagne des mémoires violents, où ils accusaient l'archevêque d'ambition et de haute trahison, et où ils le représentaient comme usurpateur des droits du souverain, l'église de Scala étant sous la protection et le patronage de sa majesté. D'un autre côté, le gouverneur de Milan écrivit au pape dans les termes les plus forts, et lui peignit le cardinal comme un traître qui méritait qu'on l'exilât. Le souverain pontife répondit qu'il serait bien glorieux au cardinal de souffrir pour la gloire de Dieu ; que son zèle n'avait d'autre objet que d'extirper le vice et les abus du milieu du sanctuaire ; que la persécution qu'il éprouvait venait du démon, qui cherchait à empêcher l'effet de ses pieuses intentions. Cette réponse était conçue en termes un peu généraux, parce que le pape voulait ne se déclarer en faveur de l'archevêque qu'avec une certaine réserve. Au reste, il n'est pas facile de concevoir jusqu'à quel point les ennemis du saint portèrent l'animosité. Charles ne leur opposait que la patience, et il ne parla d'eux qu'avec charité dans l'apologie de sa conduite, qu'il envoya à Rome et en Espagne. Sans cesse il priait pour ses persécuteurs, et gémissait sur leur aveuglement ; il demandait encore à Dieu de ne pas laisser entrer le ressentiment dans son cœur. Enfin le roi d'Espagne ordonna au gouverneur de Milan de révoquer un édit injurieux à la juridiction ecclésiastique qu'il avait publié ; il lui ordonna encore de soutenir l'archevêque de son autorité, afin qu'il pût exécuter le pieux dessein qu'il avait formé de rétablir la régularité dans le chapitre de la Scala. Les choses changèrent alors de face : le gouverneur se réconcilia avec l'archevêque. Le prévôt du chapitre, qui était le moins coupable, demanda et obtint l'absolution des censures qu'il avait encourues. Les chanoines persistèrent encore quelque temps dans leur opiniâtreté ; mais ils se soumirent à la fin, et furent absous par le saint. Il se chargea même d'intercéder pour eux auprès du pape, qui voulait que les plus coupables fussent punis d'une manière exemplaire.

L'attentat contre la personne de Charles

La contestation dont nous venons de parler n'était point encore finie, lorsqu'on attentat à la vie du cardinal. Les Humiliés, parmi lesquels il avait établi la réforme, faisaient jouer mille ressorts pour en éluder l'effet. Voyant qu'ils ne pouvaient réussir, ils entrèrent en fureur. Trois prévôts de l'ordre résolurent la mort du réformateur ; et le nombre des conspirateurs augmenta bientôt. Un prêtre du même ordre, nommé la Farina, promit, au moyen d'une somme d'argent, d'exécuter cet horrible complot. Il s'imaginait que le soupçon du crime retomberait sur quelques-uns des officiers du roi, qui étaient alors indisposés contre l'archevêque. Le 26 octobre 1569, il se posta à l'entrée de la chapelle du palais archiépiscopal, dans le temps où le saint faisait la prière du soir avec sa maison. On chantait alors une antienne, et on en était à ces mots : Non turbetur cor vestrum, neque formidet : Que votre cœur ne se trouble point, qu'il ne craigne rien. Le prélat était alors à genoux devant l'autel L'assassin, éloigné seulement de cinq à six pas, tire sur lui un coup d'arquebuse, chargée à balle. Au bruit de l'instrument meurtrier, le chant cesse, et la consternation devient générale. Charles, sans changer de place, fait signe à tous de se remettre à genoux, et finit sa prière avec autant de tranquillité que s'il ne fût rien arrivé. L'assassin profite de cette occasion pour s'échapper. Le saint, qui se croyait blessé mortellement, lève les mains et les yeux au ciel, pour offrir à Dieu le sacrifice de sa vie ; mais s'étant levé après la prière, il trouva que la balle qu'on lui avait tirée dans le dos était tombée à ses pieds, après avoir noirci son rochet. Cependant quelques grains de plomb percèrent ses vêtements, et pénétrèrent jusqu'à la peau. Lorsqu'il se fut retiré dans sa chambre, on visita la partie blessée, et il s'y trouva une légère contusion avec une petite tumeur qui dura tant qu'il vécut. Ce qui prouva que Dieu avait visiblement protégé son serviteur, c'est que le plomb perça une table épaisse d'un pouce qui était auprès de lui, et frappa la muraille avec beaucoup de force et de bruit (24).

Le duc d'Albuquerque, gouverneur de Milan, n'eut pas plus tôt appris cet accident, qu'il accourut chez l'archevêque. Il le pressa de lui permettre de faire des recherches dans son propre palais, afin de voir s'il n'y découvrirait pas le coupable. Mais le saint ne voulut jamais y consentir. Il rendit au ciel de solennelles actions de grâces pour sa conservation, et alla passer ensuite quelques jours dans la chartreuse de Carignan, pour renouveler le sacrifice qu'il avait fait à Dieu de sa vie. Le rochet de saint Charles devint depuis un proverbe en Italie, pour exprimer une chose impénétrable. On le garde chez les Chartreux de Bordeaux; et la balle qu'on lui tira est dans l'église des Oblats de Milan.

Quelques-uns des Humiliés en dirent assez au saint pour lui faire découvrir les auteurs de l'attentat commis contre sa personne : mais il ne voulut faire aucunes recherches ; et lorsqu'on lui parlait de ce crime, sa réponse était qu'il y avait eu trop de personnes opposées à la réforme, pour qu'il fût possible de connaître le coupable. Le juge cependant profita de certains mots échappés à quelques religieux de l'ordre des Humiliés ; des soupçons le conduisirent insensiblement à la connaissance de la vérité. Les quatre auteurs du complot furent découverts et convaincus. Ils avouèrent tous leur crime avec les marques d'un sincère repentir. Deux qui étaient de familles nobles eurent la tête tranchée : les deux autres furent condamnés à être pendus. Le saint n'ayant pu leur sauver la vie, malgré toutes les démarches qu'il avait faites en leur faveur, prit soin de leurs parents. Un cinquième, qui était moins coupable, fut condamné aux galères. Mais on adoucit cette peine par égard pour le saint archevêque, et il obtint sa liberté après avoir passé quelque temps dans un monastère. Pie V, pour marquer l'horreur que lui causait un crime aussi atroce, éteignit l'ordre des Humiliés, et employa leurs revenus à des usages pieux. Charles eut beau s'intéresser en leur faveur, il ne fut point écouté.

Cet événement prouva combien le saint archevêque était aimé de son peuple, et respecté de toute l'Eglise : aussi les Ignace et les Chrysostome n'eurent-ils jamais plus de tendresse que lui pour leur troupeau. Il supportait les travaux les plus pénibles, et les dangers les plus évidents pour ses diocésains, dès qu'il s'agissait de leur salut ; il regardait comme rien le sacrifice même de sa vie, s'ils en devaient retirer le plus petit avantage spirituel ; toute sa conduite en est une preuve sensible.

Les assassins n'étaient point encore exécutés lorsque Charles retourna dans les trois vallées de son diocèse situées dans les Alpes. Il profita de cette occasion pour faire une visite aux premiers magistrats de chacun des cantons catholiques des Suisses. Il enflamma par ses discours leur zèle contre les désordres qui faisaient le scandale de la religion.

La disette de 1570

La récolte ayant manqué en 1569, on éprouva l'année suivante une grande disette. Charles répandit des aumônes abondantes, et secourut, autant qu'il lui fut possible, les pauvres de son diocèse. Cette même année, il assista à la mort le duc d'Albuquerque, et vint à bout d'abolir les désordres du carnaval, auxquels il substitua des processions, des prières publiques, et d'autres cérémonies religieuses. Il fit encore de pieux établissements, pour déraciner la mauvaise coutume qui s'était introduite de blasphémer le saint nom de Dieu.

L'élection de Grégoire XIII

Pie V étant mort en 1572, Charles fut obligé de faire le voyage de Rome, pour assister à l'élection du nouveau pape. Il concourut puissamment à celle du cardinal Buoncompagno, qui prit le nom de Grégoire XIII. Ce pontife, célèbre par la fondation de plusieurs collèges, qui avaient pour fin la propagation de la foi, surpassa, s'il est possible, ses deux prédécesseurs, en sentiments d'estime pour le cardinal Borromée. Il le retint quelque temps à Rome pour le consulter, et il le nomma visiteur apostolique des diocèses de tous ses suffragants. Trois ans après, Charles revint à Rome pour y gagner le jubilé, et il en fit l'ouverture à Milan en 1576. Malgré tout son zèle, il ne put empêcher les joutes, les tournois, et d'autres divertissements profanes. Il menaça son peuple de la colère du ciel, et lui prédit clairement le plus redoutable des fléaux.

La peste

Il était à Lodi, lorsqu'il apprit que la peste faisait ressentir ses ravages dans le diocèse de Milan. Il s'était rendu dans cette ville pour assister à la mort de l'évêque diocésain, et il avait coutume de rendre le même service à tous ses suffragants. Arrivé à Milan, il alla visiter le lieu où les magistrats envoyaient tous les pestiférés, et il pourvut à tous leurs besoins, tant spirituels que corporels. D'après l'usage où il était de consulter dans tous les cas difficiles, il demanda à son conseil s'il devait rester où était la peste, ou bien se retirer dans quelque autre partie de son diocèse. La réponse fut qu'il devait prendre le second parti ; et on l'appuya sur la nécessité de conserver une vie aussi précieuse que la sienne, surtout dans la triste circonstance où l'on se trouvait. Non-seulement il ne se rendit point à cette décision, mais il soutint encore qu'un évêque, qui est obligé de donner sa vie pour son troupeau, ne pourrait sans prévarication l'abandonner dans 1es temps de danger. Le conseil convint que cela était plus parfait. « Eh! quoi donc, reprit le saint, un évêque n'est-il pas obligé de choisir ce qui est le plus parfait ? »; Comme les fléaux sont la punition du péché, il exhortait son peuple à désarmer la colère du Seigneur par la prière et la pénitence. Il ordonna trois processions générales auxquelles il assista nu-pieds, la corde au cou, et tenant dans ses mains un crucifix, sur lequel étaient continuellement fixés ses yeux baignés de larmes. C'était ainsi qu'il s'offrait à Dieu comme une victime pour les péchés de son peuple. Il prêchait presque tous les jours, et il ne cessait d'avertir ses coopérateurs de s'élever au-dessus de l'amour de la vie dans une telle circonstance ; il exhortait lui-même les malades, et leur administrait les sacrements. Il fit fondre sa vaisselle pour assister les pauvres qui étaient sans secours. Il donna tous ses meubles, sans en excepter son lit (25). Les magistrats blâmèrent les processions et les assemblées de piété que le saint prescrivait, sous prétexte qu'elles serviraient à étendre la contagion. Mais il se justifia par l'exemple de saint Grégoire, de saint Mamert, et de plusieurs autres grands évêques. Il ajouta que, quand les remèdes humains étaient inutiles, il fallait surtout avoir recours à ceux qu'offre la religion ; et que les exercices de piété qui donnaient de l'inquiétude, loin d'augmenter le mal, le feraient cesser. Ce fut une véritable prophétie : en effet, le fléau épargna ceux qui assistèrent aux processions, et ceux qui accompagnèrent l'archevêque lorsqu'il visitait les malades. Il ne mourut que deux personnes de sa maison ; encore n'avaient-elles point été dans les lieux où il y avait des pestiférés. Le saint fut bien vivement touché de l'endurcissement de quelques pécheurs ; ils ne voulurent point rentrer en eux-mêmes : affectant de se persuader que le plaisir et la joie étaient les plus sûrs moyens d'éviter la contagion, ils se retirèrent dans un lieu agréable, près de la ville, où ils se livrèrent à toutes sortes d'excès et de débauches. Ils furent sourds aux avertissements de leur archevêque. Mais ils ne jouirent pas longtemps de l'impunité ; la peste gagna le quartier qu'ils habitaient, et ils périrent tous. Enfin ce fléau, dont les ravages duraient depuis quatre mois, diminua en novembre, et cessa entièrement vers le commencement de l'année suivante. Le cardinal rendit à Dieu de solennelles actions de grâces pour la cessation de ce fléau, et ordonna des prières publiques de trois jours pour tous ceux qui étaient morts de la peste.

La contradiction des gouverneurs

Les deux gouverneurs qui remplacèrent successivement le duc d'Albuquerque suscitèrent des contradictions au saint archevêque, tant pour l'abolition des désordres extravagants du carnaval, que pour la réforme des abus qui se passaient le premier dimanche de carême. Ils revinrent encore sur les processions ordonnées pendant la peste. Ils agissaient, comme l'observe Giussano (26), par l'instigation de quelques pécheurs incorrigibles, et par celle de ces hommes qui frondent tout ce qui tend à la réformation des mœurs. Après la mort du dernier de ces gouverneurs, le roi d'Espagne rendit publiquement justice à l'archevêque de Milan. Grégoire XIII donna aussi de grands éloges à son zèle et à sa prudence, et approuva tous les règlements qu'il avait faits. Le nouveau gouverneur de Milan, le duc de Terra-Nuova, estima, aima, respecta le saint, et vécut toujours avec lui dans une parfaite intelligence.

Les visites du diocèse

Le cardinal Borromée fit deux fois la visite de tout son diocèse, et une fois celle de sa province. Ayant fait un voyage dans la Valteline et dans le pays des Grisons, il y ranima le véritable esprit de la religion : il confirma les Catholiques dans la piété, et ramena plusieurs Zuingliens à l'unité de l'Eglise.

La construction d'édifices

Son zèle et sa charité lui firent élever un grand nombre de monuments utiles dans toute l'étendue de son diocèse. Ceux qui suivent n'ont pas été précédemment cités. Il fonda dans la ville de Milan un couvent de Capucines, où la fille de Jean-Baptiste Borromée, son oncle, fit profession, et mourut en odeur de sainteté ; un monastère d'Ursulines pour l'instruction des pauvres filles, qui y étaient élevées gratuitement ; un hôpital pour les pauvres, où l'on recevait tous ceux qui étaient dans le besoin ; un autre pour les convalescents que l'on renvoyait du grand hôpital, etc. Les Oblats eurent la direction de ses collèges et de ses séminaires dans le diocèse de Milan. Quant au collège qu'il avait fondé à Pavie, il en donna la conduite aux clercs réguliers de Somasco, ainsi appelés d'un lieu de ce nom, situé entre Bergamo et Milan, et où Jérôme Emiliani, noble vénitien, leur fondateur, avait établi la principale maison de sa congrégation en 1540, avec l'approbation du pape Paul III(27).

Le service des personnes

Quoique saint Charles préférât les devoirs généraux qui embrassaient le bien de son diocèse, et qu'il les remplît avec une grande fidélité, il trouvait encore beaucoup de temps pour la direction des particuliers ; et il conduisait avec une prudence singulière les personnes qui s'adressaient à lui. Il ne se décidait qu'après un mûr examen ; il n'était nullement crédule par rapport aux visions et aux extases, surtout dans les femmes, dont l'imagination s'allume si facilement. Dans ces sortes d'occasions, il recommandait la pratique de l'obéissance et de l'humilité. Il y avait à Milan une jeune dame, du nombre de celles qu'on appelle Béates en Italie, et qui font vœu de chasteté. Elle parlait beaucoup des faveurs extraordinaires qu'elle prétendait recevoir du ciel. Le père Adorno, qui les examina, les crut réelles. On pressa l'archevêque de venir voir cette femme ; mais on ne put l'y déterminer ; il ordonna même de renfermer la béate dans un monastère, donnant à entendre par là qu'il regardait comme une illusion ce qu'on disait lui arriver. L'événement montra depuis qu'il ne s'était pas trompé. Il n'apportait pas moins de soin dans l'examen des miracles. Dans la vérification des reliques, il rejetait toutes celles dont l'authenticité n'est pas certaine : mais d'un autre côté, il avait une grande vénération pour les véritables reliques ; il en faisait la translation, et ornait les châsses dans lesquelles on les renfermait.

Il aimait, comme il le disait souvent lui-même, à assister les personnes mourantes. Ayant appris en 1583 que le duc de Savoie était tombé malade à Verceil, et que les médecins désespéraient de sa vie, il partit sur-le-champ pour aller le voir, et il le trouva, pour ainsi dire, près de rendre le dernier soupir. Le duc l'apercevant dans sa chambre, s'écria : Je suis guéri. Saint Charles lui administra la communion le lendemain, et ordonna les prières de quarante heures pour son rétablissement. Le duc fut toujours persuadé qu'il devait, après Dieu, sa guérison aux mérites du saint ; aussi envoya-t-il depuis une lampe d'argent pour être suspendue sur son tombeau, en reconnaissance de ce bienfait.

Charles se prépare à la mort.

Le saint allait quelquefois faire ses retraites à Camaldoli et dans d'autres lieux solitaires. Il se plaisait surtout au mont Varalli, situé dans le diocèse de Novarre, sur les frontières de la Suisse. Les mystères de la passion y sont représentés dans différentes chapelles, dont l'architecture est estimée, ainsi que celle de l'église, qui est desservie par les Franciscains. Il s'y rendit en 1584, avec le père Adorno, auquel il voulait faire sa confession annuelle, et qui devait lui proposer les points de ses méditations. Il avait prédit à plusieurs personnes que le moment de sa mort approchait : aussi pendant sa retraite, redoubla-t-il de ferveur dans ses austérités et dans ses autres exercices. Il y parut plus que jamais absorbé en Dieu, et dégagé de toutes les choses de la terre. L'abondance de ses larmes l'obligeait souvent de s'arrêter durant la célébration de la messe. Un évêque déposa depuis, qu'il vit un jour à l'autel son visage rayonnant de lumière ; ce qui venait sans doute de la lumière intérieure qui remplissait son âme, et ce qui semblait être un présage de la gloire dont il allait être couronné. Le saint passa la plus grande partie de son temps dans la chapelle dite de la Prière au Jardin, et dans celle du Sépulcre. Là, il se mettait dans un état de mort avec le Sauveur, par un parfait renoncement à lui-même ; il demandait avec instance que tout ce qui restait en lui de la vie d'Adam pût être entièrement détruit par la mort du Fils de Dieu.

Le 24 d'octobre, il fut pris d'une fièvre tierce, qu'il cacha ; le 26, il eut un second accès, et il abrégea ses prières par l'ordre du père Adorno. Il consentit aussi à laisser mettre un peu de paille sur les planches qui lui servaient de lit, et à prendre une nourriture plus analogue à son état. Le cinquième jour de sa retraite, il pria huit heures à genoux avec tant de ferveur, qu'il ne s'aperçut point de la longueur du temps. Il fit ensuite sa confession annuelle, et le lendemain, qui était le 29 d'octobre, il partit pour Arone, et descendit chez le curé, où il prit une panade. Quoiqu'il fût nuit, il passa le lac pour aller mettre la dernière main à la fondation du collège d'Ascone. Il reposa un peu dans la barque, et expédia ses affaires le lendemain matin. Il retourna par eau à Conobbio, malgré la fièvre qui était revenue. Le lendemain il se rendit à Arone ; et comme c'était la veille de la Toussaint, il jeûna à son ordinaire. Il prit cependant les remèdes que les médecins lui avaient prescrits. Au lieu de loger au château, comme René Borromée son parent l'en pressait, il alla chez les Jésuites, où il passa la nuit assez tranquillement. A deux heures du matin, il se leva pour prier, selon la coutume ; il se confessa ensuite, et dit la messe. Les médecins lui défendirent dè sortir, parce que c'était le jour de la fièvre, et lui firent boire une grande quantité de tisane. Mais cette tisane eut un effet tout contraire a celui qu'on attendait. La fièvre augmenta et devint continue.

La mort de Charles Borromée

Le jour des Morts, il se fit porter en litière à Milan ; on appela les plus habiles médecins, et il promit d'exécuter fidèlement tout ce qu'ils lui prescriraient. Sa maladie fut jugée très dangereuse. La fièvre ayant beaucoup diminué le lendemain, on conçut de grandes espérances. Charles ne donna aucuns signes de joie à cette nouvelle ; il continua ses exercices, en quoi il se faisait aider par des personnes pieuses, et surtout par les pères Adorno et Charles Bascapé. Le redoublement de la fièvre s'annonça par des symptômes si fâcheux, que les médecins perdirent toute espérance. Il l'apprit avec une tranquillité surprenante, et demanda les sacrements de l'Eglise, qu'il reçut avec la plus grande ferveur. Il expira au commencement de la nuit du 3 au 4 novembre, en prononçant ces mots, Ecce venio, voilà que je viens.

La sépulture de Charles

Par son testament, il laissa son argenterie à sa cathédrale, sa bibliothèque à son chapitre, ses manuscrits à l'évêque de Verceil, et institua l'hôpital général son héritier. Il régla ses funérailles, et ordonna qu'on les fît avec la plus grande simplicité. Il choisit pour sa sépulture un caveau qui était auprès du chœur, et ne voulut d'autre inscription que celle qui se lit encore aujourd'hui sur une petite pierre de marbre, et qui est conçue en ces termes : « Charles, cardinal du titre de Sainte-Praxède, archevêque de Milan, implorant le secours des prières du clergé, du peuple, et du sexe dévot, a choisi ce tombeau, de son vivant. »; On y fit cette addition : « Il vécut quarante-six ans un mois et un jour : il gouverna cette église vingt-quatre ans huit mois vingt-quatre jours, et mourut le 4 novembre 1584. »;

Peu de temps après sa mort, le père Adorno eut un songe, ou il le vit environné de lumière et de gloire ; et le saint lui dit : « Je suis heureux : vous me suivrez bientôt. »; Le père Adorno raconta ce fait a plusieurs de ses amis, et l'attesta une fois publiquement en prêchant. Il retourna à Gênes, sa patrie, et y mourut peu de temps après en odeur de sainteté (28).

La vénération de Charles

Il s'opéra plusieurs guérisons miraculeuses par l'intercession et par la vertu des reliques du serviteur de Dieu (29). En 1601, le cardinal Baronius, confesseur de Clément VIII, envoya au clergé de Milan un ordre de Sa Sainteté, pour qu'on substituât la messe du saint à celle de Requiem, que Charles lui-même avait fondée à perpétuité dans le grand hôpital, et qui devait se dire tous les ans le jour anniversaire de sa mort. Neuf ans après, le vénérable archevêque fut canonisé solennellement par le pape Paul V. Ses reliques, renfermées dans une châsse très précieuse, sont dans une magnifique chapelle souterraine, bâtie sous la coupole de la grande église. L'autel de cette chapelle est d'argent massif, et la plus grande partie de la voûte est revêtue de plaques du même métal. On y entretient nuit et jour plusieurs lampes d'or et d'argent. On y voit aussi de riches présents, faits par des princes, des cardinaux et des évêques. Giussano(30) dit, que ces présents, dans l'espace de huit années, montèrent à plus de cent cinquante mille écus d'or, indépendamment des étoffes précieuses et des autres ornements de la chapelle. C'est ainsi qu'est honoré sur la terre celui qui méprisa le monde pour Jésus-Christ.

Commentaire d'Alban Butler

Dieu suscita saint Charles Borromée pour faire revivre l'esprit ecclésiastique parmi le clergé. Les prêtres sont appelés le sel de la terre ; et c'est à eux qu'il est réservé de préserver le monde de la corruption, en inspirant l'amour et la pratique des vertus chrétiennes. Mais comment les inspireront ils, s'ils n'en sont eux-mêmes des modèles ? De quoi leur servirait-il d'en connaître seulement les noms ? Etre détaché du monde, être mort à soi-même, aimer la retraite, être toujours occupé de la gloire du Père céleste, voilà ce qui caractérise les vrais ministres de la nouvelle loi. Tels furent les pasteurs qui formèrent tant de saints. La réformation des mœurs du peuple dépend en grande partie de la réformation de celles du clergé. Il faut que le jugement commence par la maison de Dieu (31)". Les clercs, comme l'annoncent et le nom qu'ils portent et l'office qu'ils remplissent, doivent être séparés du peuple, non seulement par leur éducation et leur ministère, mais encore par leur manière de vivre et de converser parmi les hommes. Mais s'ils ne prennent de sages mesures, l'esprit propre de leur état se perdra bientôt ; à force de fréquenter le monde, ils en contracteront les vices, et on pourra malheureusement leur appliquer ces paroles du prophète : Le prêtre sera comme le peuple(32).

Sources
  • Nominis
  • Vies des pères des martyrs et des autres saints tome VIII écrit en anglais par Alban Butler traduit par l'abbé Godescard chanoine saint Honoré

Notes

(1) Il y a dans ce grand lac, qui a trente-neuf milles de long sur cinq à six de large, une lle fort agréable, où est située la Villa de Borromeo, qui appartenait à la famille de ce nom en 1838. Retour

(2) Les conférences de saint Charles Borromée furent imprimées à Venise en 1748, sous le titre de Noctes Vaticanæ. Le saint leur donna lui-même ce titre, parce qu'il les tenait la nuit, à cause de la multiplicité des affaires publiques qui l'occupaient tout le jour. Dans les premières années, on y discuta plusieurs points de littérature, de philosophie, et d'histoire naturelle. Mais il voulut, après la mort du comte Frédéric son frère, qu'elles n'eussent plus pour objet que des matières de religion. Elles continuèrent pendant les cinq années qu'il passa à Rome. Celles qui sont imprimées traitent des huit béatitudes, de l'abstinence, des moyens de se prémunir contre l'impureté, la paresse, la vanité, etc. Il s'y trouve un discours admirable sur l'amour de Dieu, intitulé de Charitate. Retour

(3) Voir Carolus à Basilica S. Petri, in Vitâ S. Car. Borrom. l. 1, c. 3 ; et Saxius, in Prœf. in Hom. S. Caroli,t. 1 Retour

(4) Voir Ripamon, de Vitâ Caroli, l. 2, c. 2 ; Sacy, Vie de Barthélemi des Martyrs, l. 2, c. 23, p. 263 ; Touron, Hom, illustr. t. 4, p. 638. Retour

(6) Ciaconius, vit. Pontif. t. 3, p. 880. Retour

(7) Labbe, Conc. t. 14, p.944. Retour

(8) Sess. 17 in princ. et sess. 25. Retour

(9) Philip. Buonamici, de claris Pontificiarum litterarum Scriptoribus, ad Bened. XIV, a n. 1753. Retour

(10) Idem, ibid. Retour

(11) Quelques auteurs, avec Melchior Cano, de Locis Theologicis, recommandent aux jeunes étudiants en théologie de lire le catéchisme romain et les actes de l'Eglise de Milan, pour apprendre à bien parler latin sur les matières ecclésiastiques. Ce fut Julio Poggiani qu'on chargea de polir le style du catéchisme du concile de Trente. Ce savant était alors secrétaire de saint Charles Borromée. Il écrivait en latin avec autant d'élégance que Bembe, Sadolet et Manuce. Le P. Lagomarsini, Jésuite de Rome, a prouvé, Not. in Gratiani epistala ad Card. Commendonum, Romæae, 1656, contre Graveson, Hist. eccl. I. 7, p. 146, edit. Venetæ, an. 1740, et contre Apostolo-Zeno, Annot. in Bibl. eloquentiae Italæ t. 11, p. 131, ed. Venetæ, an. 1733, qu'on ne pouvait faire honneur à Paul Manuce du style de ce catéchisme

Poggiani accompagna saint Charles Borromée à Milan, et mit en latin les actes du premier concile que tint le saint archevêque. Il mourut peu de temps après, à l'âge de quarante-six ans.

Le cardinal Carlo Rezzonico, depuis pape sous le nom de Clément XIII, recommande à tous les ecclésiastiques de lire assidûment, après l'Ecriture et les canons, les discours de quelques Pères, notamment de S. Chrysostome et de saint Charles Borromée, avec les Actes de l'église de Milan, et le catéchisme romain. Voir sa Breve Netizie per buona Direzione dell anime, imprimée à Trente, en 1759, in-12.

Le même pape, dans le bref où il condamna, en 1761, l'Exposition de la docirine chrétienne de Mezengui, exhorte fortement les pasteurs à lire le catéchisme romain sur chaque article de la doctrine chrétienne, pour se mettre en état de l'expliquer aux fidèles.

Saint Charles Borromée prit également soin de la révision du Missel et du Bréviaire romain. Les rubriques, qui sont un recueil de règles relatives aux rites qu'on doit observer dans la liturgie, composaient anciennement un livre à part. Burchard, maître des cérémonies sous Innocent VIII, en donna la collection la plus exacte qui eût encore paru, et elle fut imprimée à Rome dans la première édition du Pontifical, en 1485, et insérée dans le Missel imprimé à Venise en 1542. Charles Borromée engagea le pape Pie V à faire mettre les rubriques dans le meilleur ordre possible, et il fut décidé qu'elles seraient insérées dans tous les missels en 1570. Retour

(12) Vida, si connu par ses poésies latines, naquit à Crémone en 1470, fut fait évêque d'Albe dans le Monferrat en 1533, et mourut le 27 septembre 1566, à l'âge de quatre-vingt-seize ans. Son Art poétique, son Jeu d'échecs, sa Christiade, sont des poèmes excellents ; on estime encore singulièrement quelques-unes de ses hymnes et de ses pastorales : mais on regarde le Ver-à-Soie comme son chef-d'oeuvre.3 Voir de Thou, Hist. l. 38 ; Baillet, Jug. des Sav. t. 3, et la Vie de Vida, qui est à la tête de ses œuvres. Retour

(13) Giussano, l. 1, c. 11 ; Raynald, ad. an. 1565, n. 26; Ciaconius, t. 3, p.892. Retour

(14) De là le proverbe de remède du cardinal Borromée, pour exprimer une abstinence longue et rigoureuse.

Louis Cornaro, noble vénitien, fut guéri par la sobriété, d'une complication de maladies qui avaient fait désespérer de sa vie, et vécut jusqu'à cent ans, en ne prenant par jour que douze onces de nourriture. Il mourut à Padoue en 1566, Son traité des Avantages de la sobriété a été traduit en latin par Lessius, qui rétablit sa santé en suivant la même méthode, et qui mourut en 1623. On l'a traduit aussi en français.

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(15) C'est le cardinal Frédéric Borromée, qui fut un des plus grands ornemen(s de l'Eglise. Il était fils du comte Jules César, frère du comte Gilbert, père de Charles Borromée. Il se montra le fidèle imitateur de Charles Borrommée. Il fut sacré archevêque de Milan en 1595, et mourut en 1632. En 1609, il célébra le septième concile de Milan. Il a écrit plusieurs ouvrages de piété ; on lui est redevable de la fondation de la célèbre bibliothèque Ambroisienne à Milan, qui contient un grand nombre de livres tant imprimés que manuscrits, avec un grand nombre d'excellents tableaux et de monuments littéraires. Retour

(16) Vicarii Foranei. Retour

(17) Charles Borromée reçut avec bonté plusieurs prêtres anglais, qui s'étaient exilés volontairement pour la foi. Hugues Gryffrydh, prêtre gallois, était neveu du docteur Owen-Lewis, aussi du pays de Galles, lequel fut vicaire-général de Milan, et évêque de Cassano en Italie, après la mort du saint archevêque. Il devint depuis prévôt de Notre-Dame de Cambrai, et il vivait encore en 1600. Il donna le chapeau du saint cardinal à Harley, prévôt de Saint-Géry de la même ville ; celui-ci en ?it présent au collège anglais de Douay en 1616, et il s'y garde dans un beau reliquaire. L'évêque Owen-Lewis fut envoyé en Suisse en qualité de nonce par Grégoire XIII, et mourut à Rome en 1595. Voyez Ughelli, Ital. sacr. t. 9. Retour

(18) Le pape Benoît XIV avait le plus grand respect pour la mémoire de l'évêque Fisher et de Thomas Morus, l. de Canoniz. SS. etc.

Le docteur Bailey a donné une Vie de Fisher, qui n'est rien moins qu'exacte. La Vie manuscrite de ce grand homme, qu'on trouve dans la bibliothèque de Norfolk, qui appartient à la Société royale de Londres, fournirait de bons mémoires.

La Vie de Thomas Morus ou More, par son petit-fils, est justement estimée. On estime aussi celle que Stapleton a donnée : mais on pourrait les perfectionner beaucoup d'après les écrivains anglais et étrangers, et surtout d'après les propres ouvrages de Morus.

Le cardinal Polus ou Pool, qui a eu tant de traits de ressemblance avec Fisher et Morus, n'a pas fait moins d'honneur à sa patrie et à son siècle. M. Philips, chanoine de Tongres, mort depuis peu, a donné sa Vie en anglais. C'est un excellent morceau d'histoire. Retour

(19) Saint Charles Borromée avait une estime singulière pour saint Philippe de Néri et pour sa congrégation. Voir les notes d'Oltrocchi sur la Vie du saint par Giussano, l. 3,c. 7, p. 260, 261.

Le même auteur a donné un livre de fama et virtutibus S. Caroli. On peut le consulter sur les vertus héroïques du saint, principalement sur sa profonde humilité, l. 1, c. 21, p. 956 ; sur la paix et la tranquillité de son âme, que rien n'était jamais capable de troubler. Ibid. c. 22, p. 967. Retour

(20) Le clergé de France, dans son assemblée générale de 1657, fit imprimer à ses frais les Instructions de saint Charles Borromée aux Confesseurs, et recommanda fortement l'observation des règles remplies de sagesse qui y sont contenues.

Le saint fit traduire ses sermons en latin. Ils sont restés longtemps en manuscrit dans la bibliothèque Ambroisienne. Mais le savant Joseph-Antoine Saxius, garde de cette précieuse bibliothèque, en a donné une belle édition à Milan en 1747, 5 vol. in-folio. On y trouve de l'élégance et de la méthode, un style simple et naturel sans bassesse, un ton de douceur et de piété qui attache et touche singulièrement. Le style des discours que le saint faisait au clergé dans ses synodes, a plus de noblesse et d'élévation. Le cardinal Frédéric Borromée observe, de Episcopo concionante, p. 133, que la perfection à laquelle le saint sut parvenir par les efforts continuels qui lui firent vaincre un défaut naturel, est la condamnation des pasteurs indolents. * Voir S. Caroli Borr. Opera, fol. 2 t. Augustae, 1758. - Ejusd. Instructiones Pastorum, in 8°, ib. 1758. - Eiusd. Instructiones pro Confessoribus, in-12, ibid. 1758 Retour

(21) Voir Hélyot, Hist. des Ord. Relig. t. 8, p. 29 ; Giussano, l. 5, c. 24, p 417. Retour

(22) Hélyot, t. 6, se trompe certainement en plaçant cent ans plus tard le premier établissement des Humiliés. Puricelli a prouvé dans ses Monumenta Basilicæ Ambrosianæ, n. 375, etc. que cet ordre existait avant l'an 1033. Mais il faut distinguer trois différentes époques dans l'établissement des religieux dont il s'agit. On doit mettre en 1017 la retraite des gentilshommes lombards, qui, sous le règne de Saint Henri, couronné empereur en 1014, se réunirent en corps de congrégation, prirent le nom d'Humiliés, et ajoutèrent le vœu de chasteté à la pratique des pieux exercices qu'ils faisaient en commun. Cet institut subsista cent ans, sans règle écrite. Saint Bernard étant venu à Milan en 1134, lui en dressa une qui fut adoptée. Saint Gui de Milan était alors général des Humiliés. Ce fut là le second état de cet ordre. Le troisième date de Saint Jean Oldrato, appelé vulgairement de Méda, du lieu de sa naissance, situé à dix milles de Côme. Il introduisit la règle de Saint Benoît, fut ordonné prêtre, et fonda l'abbaye de Rondenario, dans le voisinage de la même ville de Côme. Il mourut à Milan en 1159, et il est honoré le 25 septembre, dans le monastère des religieuses de cet ordre. Après l'extinction des Humiliés, l'abbaye de Rondenario fut donnée, en 1589, aux clercs réguliers de Somasco ou Somasques. Voir S. Antonin, part. 2, Hist. tit. 16, c. 23, et la Vie de S. Jean de Méda, avec les remarques du P. Suysken, l'un des continuateurs de Bollandus, ad diem 26 sept. t. 7 sept p 355 Retour

(23) Hélyot, Hist. des Ord. Relig. t. 6, c. 10, l. 21 ; Giussano Retour

(24) Giussano, l. 2, c. 23 ; Oltrocchi, Not. ibid. Ciaconius, Vit. Pontif t. 3, p. 893 ; Ripamont. Voir surtout la lettre du saint, sur cet événement, a Ormanetto. Retour

(25) Oltrocchi a donné une relation détaillée de la conduite édifiante que tint saint Charles pendant la peste, dans ses notes sur la Vie de ce saint par Giussano, l. 4, c. 2 - 14, à pag. 278 ad pag. 354. Retour

(26) L. 5, c. 1, p. 402; l. 5, c 7, p. 444 ; l. 6, c. 2, p. 471; l. 6, c. 5, 9 et 10 Retour

(27) Hélyot, Hist. des Ord. Relig. t.- 4, c. 33; Augustin Turtur. Vitâ Hier. Emiliani. Retour

(28) Giussano, l. 7, c. 14. Retour

(29) Ibid. l. 8. Retour

(30) L. 7, c. 18, p.336. Retour

(31) 1 Petr. IV, 17. Retour

(32) Isa. XXIV, 2. Retour