Saint Pierre Chanel (quatrième partie) |
Dernière mise à jour le 17/02/2022 Plan du site Menu en haut d’écran Aide |
Fête |
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Le dimanche, 12 novembre, Pierre Chanel descendit définitivement à Foutouna.
En abordant sur cette terre, désormais sa patrie, le Père Chanel se jeta à genoux, la consacra à la Sainte Vierge, et, en signe de cette consécration, suspendit à un arbre la médaille miraculeuse. Il adressa ensuite une fervente prière à saint François d'Assise, que Monseigneur Pompallier venait de désigner comme le patron spécial de Foutouna.
Le Frère Marie Nizier vint le rejoindre dans la case royale. Lui aussi se sentait au cœur le désir, et comme le besoin, du sacrifice et du dévouement. Sa nouvelle patrie allait lui en fournir, comme au missionnaire, de nombreuses occasions.
Le roi était venu, avec un de ses parents et de nombreux indigènes, à la rencontre du missionnaire. La cérémonie du kava et une large distribution de vivres marquèrent l'entrée de l'apôtre sur cette terre, qui devait être le théâtre de son apostolat et de son martyre.
Foutouna est souvent nommée par les géographes Horn ou Allofatou. Elle est située à 1790 de longitude orientale et entre 140 et 150 de latitude australe. Sous la dénomination de Foutouna, on comprend deux îles, que sépare un petit bras de mer. La plus grande, qui peut avoir de neuf à dix lieues de tour, conserve le nom de Foutouna, et l'autre a pris celui d'Alofi.
Les deux îles sont très accidentées; elles renferment des vallées profondes et de hautes montagnes. Les Foutouniens en donnaient cette explication : Maoui Alona, dieu qui ne travaillait qu'à la faveur des ténèbres, fut un jour averti par Téailoïto, son portier, qu'il y avait au fond de l'Océan des troupes de poissons, c'est-à-dire plusieurs groupes d'îles. Le soir même, le dieu se mit en barque et jeta sa ligne. A mesure qu'une île sortait des eaux, il sautait dessus et gambadait tout à son aise, pour bien l'aplatir dans tous les sens. Il pêcha et aplanit de la sorte plusieurs îles. Le jour, qui devait interrompre son travail, commençant à poindre, Maoui se hâta de jeter une dernière fois l'hameçon. L'île surnagea, le dieu s'élance dessus ; mais il ne peut faire que quelques sauts, à cause du jour qui paraît. De là toutes les inégalités de terrain que l'on remarque à Foutouna.
L'île est d'origine volcanique et on en trouve des preuves à chaque pas. C'est peut-être à cette origine qu'il faut attribuer les tremblements de terre qui l'agitent de temps à autre. Le Père Chanel dit : « Une nuit, je fus éveillé par une secousse si violente, qu'il me sembla que toute l'île allait s'engloutir. Dans l'espace de vingt-quatre heures, j'en comptai dix-neuf autres, moins fortes que la première. Cet événement me fit conjecturer que Foutouna était assise sur un volcan, et que c'était peut-être le volcan même qui l'avait formée. Les naturels m'en donnèrent une autre explication : le dieu Mafouisse-Foulou, me dirent-ils, est couché à une grande profondeur sous l'île ; quand il a dormi l'espace d'un an sur un côté, il se tourne pour dormir sur l'autre, et ses efforts ébranlent la terre. Si le cratère venait à se rouvrir, ils pourraient ajouter que c'est encore Mafouisse qui souffle ses feux, et leur fable serait aussi poétique que celle d'Enceladechez les anciens.
Foutouna est d'une grande fertilité, et, vue de la mer, elle semble en sortir comme un bouquet de fleurs et de verdure. Les eaux y sont bonnes, abondantes et limpides. »
On y trouve les animaux, les plantes, les arbres et les fruits des autres îles.
Les Foutouniens appartiennent à la race polynésienne et en ont tous les caractères extérieurs. Ils sont d'une taille avantageuse, d'une constitution forte et bien proportionnée ; leur teint est légèrement cuivré et leurs traits développés ; ils sont intelligents et laborieux.
Leurs vêtements consistaient en des feuilles, des tapes ou des nattes, qui les recouvraient de la ceinture aux genoux. Ils étaient les mêmes pour les deux sexes ; la manière de les draper offrait seule une différence ; ce n'était que pour la pêche qu'ils se contentaient d'une simple ceinture.
Les hommes laissaient croître leur chevelure, l'oignaient d'une huile parfumée et la liaient ordinairement au sommet de la tête ; mais ils la laissaient flotter à la rencontre d'un chef, d'un parent ou d'un ami. Traverser un village étranger sans lui donner ce témoignage de respect et de concorde, c'était lui faire une injure assez grave pour motiver une déclaration de guerre.
Les femmes portaient les cheveux courts ; mais elles laissaient pousser une ou deux touffes, dont elles se paraient suivant les caprices de leur vanité. A la mort d'un proche parent, elles se rasaient la tête en signe de deuil ; les jeunes filles laissaient croître leur chevelure jusqu'à leur mariage, et la coupaient après cet acte solennel.
Le Père Chevron écrit à ses parents, le 21 octobre 1841. « Il est un ornement propre aux Foutouniens, et dont ils tirent la plus grande vanité. Il consiste à se diviser la figure en quatre carreaux symétriques, deux noirs et deux rouges. Les premiers sont peints simplement avec du charbon, les autres avec le suc d'une racine que les naturels récoltent et préparent en commun, avec tous les joyeux ébats qui signalent chez vous l'époque des vendanges. Je vous laisse à juger le curieux effet de ces visages à compartiments si tranchés. »
Les insulaires des deux sexes portaient habituellement, suspendus à leurs oreilles, des fleurs, des dents de requin ou des coquillages.
Les actes principaux de la vie devenaient l'objet d'une réjouissance accompagnée de festins, de danses et de jeux.
Les Foutouniens avaient l'habitude de circoncire leurs enfants, dès qu'ils avaient atteint l'âge de puberté. Quoique cette cérémonie n'eût à leurs yeux aucune signification religieuse, elle constituait une des époques les plus solennelles de la vie. A la date fixée, on réunissait les enfants d'une vallée dans une même maison. Pendant les cinq premiers jours qui suivaient l'opération, ils ne pouvaient sortir et passaient leur temps à manger et à dormir. Ce terme écoulé, les circoncis étaient peints de noir et de rouge, et ils portaient le nom de parés pour l'intérieur de la maison (Fakamaafalé). On renouvelait cette cérémonie, cinq jours après, et on les nommait les parés pour le dehors (Fakamaafofo). Enfin, quinze jours après l'opération, les parents se réunissaient ; les circoncis se revêtaient des étoffes du pays, et on célébrait une fête, où les vivres étaient servis avec abondance. On appelait cette fête Fakamaa, permission de sortir.
Le tatouage se pratiquait à Foutouna, comme dans les autres îles. Les tatoueurs se servaient d'un morceau d'écaillé, garni de cinq à six dents aiguës ; ils enduisaient ces dents d'une teinture noire, et les enfonçaient dans la peau à petits coups de baguette. Ces piqûres formaient différents dessins de la ceinture aux genoux ; leurs bras en étaient aussi couverts. Les femmes ne recevaient que quelques lignes de fantaisie sur la main ou l'avant-bras. Cette opération était l'occasion d'une fête.
Le mariage donnait lieu à des réjouissances encore plus solennelles. Le jeune homme, qui voulait se marier, faisait demander par ses parents la fille qu'il désirait épouser, et la proposition était toujours accompagnée de présents. L'usage accordait trois jours aux parents pour donner ou refuser leur consentement ; s'ils repoussaient la demande, ils envoyaient des présents équivalents à ceux qu'ils avaient reçus, et c'était la preuve que la proposition n'était pas agréée ; dans le cas contraire, ils ne répondaient rien. Dès le quatrième jour, les membres de la famille du jeune homme préparaient des vivres en grande quantité, et les portaient chez les parents e la fiancée. Les deux familles, et souvent les habitants d'une ou plusieurs vallées, se réunissaient pour le repas de noces, auquel succédaient les jeux, les chants et la danse.
Le lendemain de cette fête, qui souvent durait plusieurs jours, les fiancés recevaient une espèce de consécration nuptiale. Ils se peignaient le visage, se couronnaient de fleurs et se paraient de leurs plus belles étoffes. Puis, ils se rendaient auprès du Toé matoua (prêtre de la parenté), qui faisait asseoir la fiancée contre la colonne divine, pendant qu'il conjurait son dieu de lui accorder la faveur d'avoir des enfants.
A Foutouna, les funérailles étaient plus ou moins solennelles suivant l'âge, le rang et le mérite du défunt. Le corps était oint d'une huile parfumée, son visage peint de rouge et de noir, et sa poitrine couverte d'une belle natte ; avant de l'inhumer, on l'exposait tout un jour à l'entrée de sa case.
Les parents et amis accouraient en foule, en versant des larmes, jetant des cris lamentables, et se déchirant la poitrine et le visage avec les ongles ou des coquillages ; les femmes poussaient des hurlements, en prononçant certaines exclamations de douleur qui leur étaient réservées.
Quand le mort était porté en terre, chacun s'approchait et touchait du bout de son nez celui du cadavre. La fosse, creusée près de la maison, était recouverte de sable fin, et, quatre jours après, la tombe était entourée de pierres plus ou moins grandes, suivant la dignité du défunt. Pendant dix jours au moins, elle était arrosée, le matin, d'une huile parfumée, et, le soir, recouverte de plusieurs nattes et d'un beau siapo.
Les funérailles étaient ordinairement suivies d'un grand festin, de danse et de pugilat.
Les proches parents, en signe de deuil, se coupaient plus ou moins la chevelure, se revêtaient des étoffes les plus grossières, s'abstenaient de bain et renouvelaient la scène sanglante du jour du décès.
Mais, que devenait l'âme dans la pensée des Foutouniens ? Ils la nommaient maouli (la vie), et la croyaient immortelle. Ils admettaient deux vies futures, l'une heureuse, l'autre malheureuse. Pour avoir part à la première, il fallait avoir honoré les dieux, respecté les tapons, obéi à ses chefs, s'être marié, et surtout avoir versé son sang sur un champ de bataille. On se représentait le langi (ciel) comme un pays abondant en vivres et jeux divers; au milieu, s'élevait un arbre immense, le Poukatala, dont les feuilles pouvaient subvenir à tous les besoins; cuites au four, elles se transformaient en toutes sortes de mets délicieux. Dès que les heureux habitants du ciel sentaient la vieillesse, il leur suffisait de se baigner dans le lac Vaiola pour en sortir pleins de jeunesse et de beauté.
La place d'honneur était pour ceux qui avaient succombé dans les combats. Cependant, avant d'entrer dans le ciel, leur âme errait, durant quatre jours, autour du lieu de leur mort. Les parents devaient aller à sa recherche; sur l'endroit même où le défunt avait reçu le coup mortel, ils étendaient une natte, et, se retirant un peu, considéraient attentivement le passage du premier insecte ou reptile qui venait s'y fixer, ou l'ombre d'un oiseau qui volait au-dessus. Aussitôt, pliant la natte avec soin, ils l'enterraient près du cadavre, parce que l'âme du guerrier avait à coup sûr passé dans le corps de cet animal.
Les défunts qui n'étaient pas dignes du ciel, allaient, sans distinction d'âge, de sexe et de condition, dans leur maison des morts (falématé). Chaque famille ou parenté avait la sienne; c'était le creux d'un arbre, un rocher, etc. Là résidait un dieu appelé Atoua mataloua, c'est-à-dire un dieu ayant deux yeux ; après un certain temps, ils mouraient une seconde fois et se rendaient auprès d'un autre dieu, nommé Atoua matalasi, dieu qui n'a qu'un œil ; mourant une troisième fois, ils se trouvaient sous l'empire du dieu Atoua mangoungou, dieu sourd, muet, aveugle, sans bouche et sans nez. En habitant avec ces dieux, ils leur devenaient semblables, conservant les deux yeux avec le premier, un seul avec le second, et perdant avec le troisième les yeux, les oreilles, la bouche et le nez; ils demeuraient ainsi vivants, sans espoir de voir la fin d'un état si déplorable. Chez ces différents dieux ils n'avaient pour nourriture que des reptiles et des insectes, comme lézards, fourmis, mille-pieds, vers de terre, etc.
Les célibataires, hommes et femmes, avaient à subir un châtiment particulier, avant de se rendre dans leur maison des morts.
Le Père Chanel dit : « Le peuple de Foutouna est très hospitalier. Il n'est pas enclin au vol, comme le sont la plupart des autres naturels de l'Océanie. » Aussi les mœurs sont assez douces.+ L'anthropophagie, si commune dans d'autres îles, avait été introduite par Vélitéki, l'un des derniers rois de Poï, à la suite d'une épouvantable tempête qui avait amené la famine ; elle devint à son tour, grâce aux instincts pervers, un redoutable fléau, qui menaça de dépeupler l'île.
Le Père Chevron écrit : « La fureur de manger de la chair humaine en vint au point que, les guerres ne suffisant plus pour fournir aux hideux festins, on se mit à faire la chasse dans sa propre tribu : hommes, femmes, enfants, vieillards, qu'ils fussent amis ou ennemis, étaient tués sans distinction. On en vit même égorger les membres de leur propre famille ; des mères ont fait rôtir, pour s'en repaître, le fruit de leurs entrailles. Que de fois j'ai touché la main à un malheureux qui a fait cuire ses vieux parents pour les dévorer avec ses amis ! Quand l'un d'eux me présente quelque chose, il me semble voir ses doigts encore teints de sang, du sang de sa mère. On m'a montré, un jour, un vieillard qui, seul, a échappé au four dans un village de trois cents âmes. »
Aussi la population avait-elle diminué d'une manière effrayante. Elle ne comptait pas mille âmes lorsque le Père Chanel aborda dans l'île. Niouliki avait déjà défendu, sous les peines les plus sévères, de se nourrir de chair humaine. Mais, s'il avait fait disparaître l'anthropophagie avec toutes ses horreurs, il n'avait pu mettre fin à une coutume atroce, celle de tuer les enfants. Cet horrible usage, toléré par les mœurs païennes, tenait en quelque sorte à la nature du mariage, qui, à Foutouna comme dans les îles de la Polynésie, n'avait souvent aucun caractère religieux. C'était une simple formalité, qui n'entraînait pas d'engagement irrévocable ; les époux se séparaient pour le plus léger motif ; la séparation engendrait le dégoût, la haine et la vengeance. Combien d'enfants ont dû la mort à ces unions rompues avec tant de facilité ! Le Père Chanel en mentionne avec douleur un certain nombre.
La grande île était divisée en deux royaumes presque continuellement en guerre. La victoire passait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. La petite île d'Alofi était toujours obligée de subir le joug du vainqueur ; autrefois très peuplée, les guerres l'avaient réduite à un seul village.
Dès le premier jour, le Père Chanel et son compagnon durent s'accoutumer aux usages des Foutouniens : demeurer assis à terre, les jambes croisées à la manière des tailleurs; se coucher sur une simple natte étendue dans un coin de la case royale ; boire le kava et manger la même nourriture.
Le Frère Marie Nizier dit : « Les naturels nous firent, les premiers jours, une petite cuisine, le matin ; mais ils se lassèrent bien vite, et nous forcèrent de suivre leur régime, de ne manger que vers les trois ou quatre heures du soir. Nous trouvions bien ce temps un peu long, car nous n'avions pas, comme eux, la chance de nous procurer des fruits, du poisson, des coquillages, etc. Pour tromper la faim et affaiblir un peu ses attaques, nous allions rendre visite, non loin de notre maison, à un ou deux papayers, qui portaient des fruits ; quoique peu nourrissants, ces fruits nous aidaient à attendre avec plus de courage le repas du soir. »
Et cet unique repas, de quoi se composait-il pour l'ordinaire ? De taros, d'ignames, de bananes, du fruit de l'arbre à pain. Loin d'entretenir une santé faible, ils l'attaquent et la ruinent promptement. Combien il en dut coûter au Père Chanel, dont la santé était délicate, de plier son tempérament à ce régime alimentaire ! Il ne s'en plaignit jamais et se regarda comme l'enfant gâté de la Providence.
Au témoignage du Frère Marie Nizier, les naturels ne se donnent pas toujours la peine de faire cuire les poissons qu'ils prennent. Souvent ils les avalent crus, et en offrent à ceux qui n'ont point participé à la pêche. « Quelquefois on nous en présentait ; mais habituellement nous les faisions cuire. Or, un jour (janvier 1838), ils nous en offrirent de crus, comme ils avaient déjà fait. C'étaient de tout petits poissons. Après un moment d'hésitation, et malgré sa répugnance naturelle, le Père Chanel dit : A la guerre comme à la guerre, et il mangea un certain nombre de ces poissons. » Le bon Frère ajoute qu'après ce coup d'essai, il devint maître, et, à l'exemple des insulaires, il les mangea vivants.
Il existe dans l'île d'énormes vers de bois, qui se forment ordinairement dans les troncs d'arbres pourris. Le Frère dit : « Les naturels les mangent, en général, avec délices, surtout quand ils sont vivants. Ils nous en présentèrent quelquefois ; le bon Père, triomphant de sa répugnance, en goûta, puis il les mangeait avec plaisir, disait-il, et les trouvait délicieux. Pour moi, je n'ai jamais pu me résoudre à les avaler. » Telle était la mortification de Pierre Chanel.
La demeure royale ne lui offrait pas toutes les facilités désirables pour prier et étudier ; et lorsque Niouliki lui proposa de faire élever, dans le voisinage, une case environnée d'un petit jardin, il en fut très heureux. Il écrit : « Les habitants, nous aidèrent à construire une petite cabane. Elle fut très simple : des bâtons arrangés en forme de claie et recouverts de feuilles de cocotier en firent les murs. Le toit fut fabriqué, pareillement, avec des feuilles entrelacées. » Elle était si simple, en effet, que, deux mois après, le missionnaire et son catéchiste ne savaient plus où s'abriter contre la pluie.
Située dans la belle vallée d'Alo, à deux ou trois cents pas de la mer, cette habitation répondait mieux à leur but et à leurs désirs.
Il y avait bientôt un mois que l'apôtre de Foutouna était dans son île, et il avait dû se priver du bonheur inappréciable d'offrir le saint sacrifice. Une fête chère à son cœur de mariste approchait. Il résolut de ne pas laisser passer la solennité de l'Immaculée Conception sans offrir la Victime du salut. Il se rappelait avec bonheur que Monseigneur Pompallier avait consacré à Marie Immaculée tout le vicariat apostolique de l'Océanie occidentale, et il espérait qu'en ce jour, si glorieux pour elle, la Vierge sans tache répandrait sur Foutouna ses premières bénédictions. Afin de n'être point surpris par les naturels il attendit qu'ils fussent partis pour le travail. Qui nous dira les sentiments qui se pressèrent en foule dans son cœur ? La joie et le bonheur se peignaient sur tous ses traits.
Cette consolation, il se la donna encore six fois avant la fête de Noël. L'usage, à Foutouna, permet aux indigènes d'aller s'installer, le jour ou la nuit, dans la case des autres. Par suite de cette coutume, le Père Chanel prévoyait qu'il ne pourrait pas continuer à célébrer la messe en secret, ou qu'il devrait trop souvent renoncer au bonheur de monter au saint autel. Il résolut de ne pas cacher plus longtemps nos augustes mystères. La bienveillance dont il était entouré lui montrait qu'il n'y avait aucun inconvénient à redouter, et que, peut-être, cesserait le commencement du salut de son peuple. Il choisit, pour cet acte si important, la belle solennité de la nuit de Noël. Il invita Niouliki et les plus proches voisins à la messe de minuit, en leur annonçant, comme il put, qu'il s'agissait d'une grande fête.
Le Frère Marie Nizier la décrit en ces termes : « La veille, nous fîmes tous nos petits préparatifs. Notre pauvreté ne nous permettait pas d'étaler des choses bien précieuses. De chaque côté de l'autel, nous avions enfoncé un pieu au bout duquel était une petite planchette pour y adapter des cierges. La tapisserie consistait en un peu de damas et de papier marbré, qui produisait un assez bel effet. Nous avions aussi improvisé des lampes, au moyen de cocos, coupés par le milieu et suspendus par des fils de fer au toit de notre maison, qui ressemblait assez, par sa pauvreté, à l'étable de Bethléem. Notre autel avait été orné le mieux possible.
Dans la première partie de la nuit, le roi Niouliki demandait presque continuellement : Ne va-t-on pas bientôt faire ce que vous avez dit, - Bientôt, lui répondait-on.
Enfin l'heureux moment est arrivé. Quatre cierges brûlent à l'autel ; les autres, fixés au-dessus des pieux, sont allumés. Les lampes brillent à leur tour, et voilà notre illumination à son dernier période. Le prêtre, revêtu de sa belle aube, entonne le Te Deum, que nous chantons en entier. La messe commence. Nous chantons le Kyrie, le Gloria in excelsis et tout ce qui peut être chanté en dehors des cérémonies.
Une quinzaine de naturels assistaient ainsi, pour la première fois, au saint sacrifice de la messe. La nouveauté du spectacle ne les porta point à faire de démonstrations qui pussent troubler les cérémonies. Nous n'entendions que quelques chuchotements, bien excusables et inévitables dans la circonstance.
Selon toutes les apparences, ils furent satisfaits de ce qu'ils avaient vu. Dès le matin, la nouvelle s'en répandit, et on vint, de divers côtés, demander à voir la maison ornée, et prier le Père de recommencer ce qu'il avait fait pendant la nuit. Mais après la deuxième et la troisième messe célébrée le matin, sans aucun étranger, tout avait été défait et remis à sa place. »
Le Très Révérend Père Colin avait recommandé à chaque missionnaire de faire un petit journal de sa mission, soit pour l'édification de ses confrères d'Europe, soit pour éclairer la marche de ceux que la divine Providence destinait à la propagation de la foi dans les îles de l'Océanie occidentale. Pierre Chanel, pour obéir à son supérieur, avait, sans doute, commencé le sien, au plus tard, à son arrivée à Foutouna ; mais le premier cahier est perdu. Le Journal débute au milieu des notes du 26 décembre 1837. Le premier volume va jusqu'au 31 décembre 1839 ; le second s'arrête au 22 avril 1841.
C'est sans doute à cette impression favorable qu'il faut attribuer ce qui est écrit dans le Journal du Père Chanel. « Presque à toutes les messes qui suivent Noël, nous voyons assister quelques personnes, de différentes parties de l'île, et même du côté des vaincus. »
Dans ce précieux journal, dont le second volume est rougi du sang qu'il versa pour la foi, l'apôtre de Foutouna, par un secret dessein de la Providence, nous a laissé un tableau exact de sa vie. Nous le voyons, toujours fidèle à sa règle, accomplir tous ses exercices de piété, célébrer la sainte messe toutes les fois qu'il le peut, et en noter exactement le nombre (L'année 1840 débute ainsi dans son journal : 1er janvier. Mercredi. 531e messe, sainte messe que j'offre pour les infidèles.), étudier la langue du pays avec un soin assidu, exercer les actes de la charité la plus tendre envers le prochain. Nous le suivons dans ses courses à travers l'île principale et la petite île d'Alofi. Il se transporte, ici, dans la cabane du pauvre ; là, dans la demeure du roi ; ailleurs, auprès d'un mourant ou au milieu de quelques insulaires. Il profite de toutes les occasions d'annoncer la parole de son divin Maître. Souvent, son corps est en fièvre, ses pieds déchirés ; ses jambes enflées peuvent à peine le soutenir ; mais son zèle l'emporte, et, comme il l'écrit, Dieu connaît ceux qui sont à lui, et les fait surabonder de joie au milieu de leurs tribulations. Avec quel bonheur il inscrit dans son journal tous les nouveaux anges qu'il envoie au ciel par le baptême ! Et quand, malgré son zèle, il arrive trop tard auprès d'un berceau, quels sentiments de regrets et de tristesse !
Au sujet de ce journal, le théologien chargé d'examiner les écrits de Pierre Chanel, s'exprime en ces termes : « Ces éphémérides, qu'il écrivit non par un sentiment de vaine gloire, mais pour s'exciter de plus en plus, par le souvenir des travaux passés, à achever l'œuvre commencée, montrent en détail les peines et les difficultés qu'il a rencontrées dans l'œuvre de la conversion de l'île ; la foi et la charité avec lesquelles il l'a poursuivie ; les travaux qu'il a supportés pour gagner les âmes à Jésus-Christ. Quoique, par suite de la perversité des habitants, et surtout des chefs, pendant les trois ans et quelques mois qu'il a évangélisé cette île, il n'ait obtenu que peu de succès, puisqu'il a baptisé à peine quarante-cinq personnes, presque toutes des enfants en danger de mort, et n'a réuni que quelques catéchumènes, cependant on remarque qu'il a pris tous les moyens, qu'il ne s'est épargné aucun travail pour répandre la bonne semence ; mais malheureusement, une partie est tombée le long du chemin et a été foulée aux pieds; une autre partie est tombée sur la pierre, et, après avoir levé, s'est desséchée. On éprouve, certes, un vrai plaisir en lisant de quelle manière il a supporté les contradictions et les embarras sans nombre qu'il a dû subir ; avec quel courage invincible il a souffert, même au péril de sa vie, les mépris, les embûches et la faim, surtout dans les derniers mois, lorsqu'il eut perdu la faveur du roi, et que la persécution commençait à sévir. »
Le même théologien termine ses observations par ces mots : « Homme vraiment apostolique, qui, disant adieu à tout ce que le monde offre de plus agréable, n'a pu être retenu par les avantages que lui offraient sa mère, ses proches, sa patrie, et s'est dévoué, en vue du salut éternel, à tout ce que la religion présente de plus sublime et de plus difficile. Il ne s'est laissé abattre par aucun travail, effrayer par aucune adversité. Toujours semblable à lui-même, les périls, les angoisses, les contradictions, les peines ne l'ont pas découragé un seul moment. Il a déployé tout ce qu'il avait de force pour gagner à Jésus-Christ, par la lumière évangélique, les âmes assises dans les ténèbres et à l'ombre de la mort. Il a travaillé comme un bon soldat, et la récompense ne lui a pas manqué de la part du suprême rémunérateur ; il a, en effet, mérité cette grâce de confirmer par son sang la foi qu'il avait annoncée. »
Dès qu'il fut un peu initié à la langue du pays, il parcourut la vallée qu'il habitait. Les premières familles qu'il visita admirèrent sa grande douceur, et furent enchantées des petits présents qu'il leur distribua. Avec le temps, il étendit ses visites aux habitants des autres parties de l'île. Il écrit lui-même : « Mon premier soin devait être de visiter les différentes familles, d'étudier la langue et les mœurs du pays, afin d'être bientôt à même de l'évangéliser. »
Un incident lui montra la nécessité de connaître les usages locaux. Il récitait, un jour, son office sur la place qui est devant la case royale ; une pierre carrée y était plantée ; ne sachant pas que c'était la pierre divine, il ne craignit pas de s'y asseoir. Le roi lui cria de sa case que c'était défendu. Ne comprenant pas Sa Majesté, il continua son office, jusqu'à ce qu'un des fils du roi lui eût fait signe qu'il n'était pas permis de s'asseoir sur cette pierre. = Le Père se leva aussitôt.
Préoccupé de ce qui venait d'arriver, il s'empressa de demander à Thomas la raison de la conduite du roi. Il lui fut répondu : « Pour la comprendre, il faut vous rappeler qu'à Foutouna, comme dans les îles voisines, on admet des dieux de premier et de second ordre.
Le plus grand de ces dieux porte un nom qui n'est pas flatteur, Fakavélikélé, faisant la terre mauvaise. Au-dessous de lui s'agite un essaim de dieux subalternes, nommés Atouamouli. Tout le mal qui se fait est nécessairement leur ouvrage. Ils ne peuvent laisser les hommes goûter le bonheur ; les persécuter par les fléaux, par les maladies, et surtout par la mort : telles sont leurs occupations favorites.
Devant chaque case royale, s'élève une pierre comme celle sur laquelle vous vous êtes assis, et que l'on nomme la pierre divine. Les insulaires se garderaient bien d'y toucher ; en le faisant, ils encourraient la vengeance du puissant dieu Fakavélikélé. Ces croyances religieuses sont la source d'un grand nombre de superstitions. » Et Thomas lui en cita quelques-unes.
Le Père Chanel ne tarda pas à voir par lui-même qu'on venait de lui dire la vérité. Il écrit au Père Convers en mai 1840 : « Nos insulaires sont extrêmement superstitieux. Accoutumés par une longue ignorance à regarder la divinité comme la cause unique de tous leurs maux, ils l'honorent, non par affection, mais par crainte. Ils ne voient dans les maladies et les infirmités qu'un effet du courroux céleste. Dès que quelqu'un est tombé malade, ils courent à la maison du dieu qui veut le manger ; mais il faut, d'abord, qu'ils aient bien reconnu le membre qui souffre ; car chaque dieu a des maisons différentes pour la guérison des différentes parties du corps. On porte dans ces maisons des fruits, des étoffes, quelquefois les objets les plus précieux, afin d'apaiser le mauvais génie par ces offrandes ; elles deviennent ensuite la proie de quelques individus, qui exploitent ainsi, au profit de leur cupidité, la superstitieuse crédulité du peuple. Qu'il me tarde de voir tous ces pauvres Océaniens ne plus reconnaître d'autre Dieu que Celui qui est vérité et charité ! »
Les tapous (interdictions, défenses) étaient nombreux à Foutouna. On allait jusqu'à tapouer le jour, c'est-à-dire défendre le travail pour tuer le mauvais vent. Le roi avait le droit de les établir sur différents objets, selon les circonstances, et personne n'aurait osé les violer. Le plus souvent, il le faisait de concert avec les chefs des vallées. Si, par exemple, on voulait préparer une grande fête, on tapouait les porcs, les cocos, etc., pour que personne ne pût les manger jusqu'à la solennité.
La tortue de mer, seule, était toujours tapou. Il n'y avait que le roi jouissant du titre de vainqueur, qui eût le droit de la tuer. Près de chaque case royale se trouvait un lieu désigné à cet effet.
La première fois que l'apôtre visita le village de Poï, bien des personnes lui montrèrent leurs infirmités ; mais il n'avait rien pour les soulager. Dans la suite, il porta toujours avec lui quelques remèdes. Plus d'une fois il réussit au-delà de ses espérances. Aussi sa réputation grandissait, et il pouvait écrire dans son Journal (22 janvier 1839) : Je suis en bonne voie de réputation comme guérisseur de plaies.
Un jour, la famille d'un malade, à qui le Père avait donné quelques secours, vint lui offrir des nattes fines et d'autres présents ; elle suivait ainsi l'usage, qui consiste à faire des cadeaux à ceux qui ont des divinités, et chez qui on porte les malades. Pierre Chanel, tout en témoignant sa vive reconnaissance, refusa ce qui lui était présenté, et déclara qu'il n'était pas venu dans leur île pour prendre leur bien.
Il était tranquille dans sa case d'Alo, lorsque, le 23 janvier, vers les dix heures du matin, les cris de guerre retentissent autour de lui. Les femmes appellent les hommes, qui travaillent dans les champs. Il est écrit dans le journal, 23 janvier 1838. « A mesure qu'ils arrivent, vite de courir à leurs lances ; puis, un petit conseil, dans lequel tout le monde parle très fort, offrande d'un morceau de racine de kava aux dieux de Foutouna, et d'une lance de bambou. Ceux qui déposent ces objets vers le but de pierre, poussent trois grands cris de guerre. Cette cérémonie faite, les guerriers se rendent, en toute hâte, sur le lieu où a été donné le signal du combat. »
Le Père Chanel les suit ; arrivé dans la vallée de Fikavi, il apprend que deux jeunes gens du parti des vaincus se sont approchés en traîtres, et ont tué un chef de la vallée, qui travaillait dans son champ. Il trouve chez tous les hommes une grande animation et un vif désir de vengeance ; la nuit est loin de diminuer ces sentiments ; les discours qui se prononcent, les exercices militaires auxquels on se livre, montrent, chez les vainqueurs, l'intention bien arrêtée de faire la guerre. L'apôtre de Foutouna allègue tous les motifs possibles pour conserver la paix. On lui donne de bonnes paroles; mais, qu'en sera-t-il ? Il sue sang et eau pour traverser la montagne et retourner à Alo.
Dès le matin du 25, il court, avec Thomas, à Singavé, pour exercer auprès des vaincus le même ministère de charité. Sam, en présence de Jones, lui expose très longuement le plan qu'il veut suivre dans la guerre, et lui déclare que, s'il est vainqueur, il y aura dans l'île un grand changement. C'est en vain que le Bienheureux expose toutes les raisons de ne pas rompre la paix. Sam ne goûte aucun de ces motifs, et répond que tel est l'usage de Foutouna : « Une fois la guerre déclarée, il faut qu'elle se fasse. »
Le Père revient tout désolé dans sa case d'Alo. Cependant, plusieurs jours se passent et il n'y a pas d'engagement. Les sentinelles, placées sur les montagnes et à l'entrée des vallées, ne signalent aucun mouvement de l'ennemi. Des deux côtés, le désir de la paix finit par prévaloir. Le 7 février, les deux rois se réunissent, et, au moment du repas, placent au milieu d'eux le Père Chanel, qui plaide pour la paix. On doit, le lendemain, poser les dernières conditions. Malheureusement, les hommes de Singavé ne se présentent pas.
Le roi Niouliki aurait voulu que le Bienheureux se transportât à Poi, plus éloigné du territoire des vaincus ; mais, sur les raisons qui lui sont données, il consent à le laisser à Alo. Cependant, l'incommodité de la première case se faisait de plus en plus sentir. Le Père résolut d'en faire construire une plus grande. Il en parla au roi, qui donna son plein consentement. Sa Majesté se rappelait que, couchant un jour dans cette case, elle avait été réveillée par l'eau qui passait à travers les nombreuses gouttières du toit. On se mit donc à l'œuvre dès le 16 février ; mais, par suite des circonstances, la nouvelle case ne fut point achevée.
Pendant qu'on la construisait, le roi de Singavé vint à Alo. Il est écrit dans le Journal, 17 février 1838 : « Un grand nombre de personnes de l'autre côté de l'île n'avaient pas encore vu offrir le Saint Sacrifice. Je me trouve tout satisfait d'avoir répondu au désir du roi et de ses sujets... La vue de mon crucifix d'ivoire fait sur eux la plus vive impression. Ils ont aussi un grand plaisir à voir l'image de la Sainte Vierge. »
Un incident semble devoir tout compromettre. Le 26 février, Niouliki, accompagné de ses hommes armés, arrive à Alo. Pendant qu'ils cherchent des ignames pour préparer le repas, quatre d'entre eux parviennent à se saisir du Fidjien Rokota, qui avait fait feu sur le chef de Fikavi, et l'amènent prisonnier, en poussant des cris de joie terribles. Niouliki et les siens déclarent qu'ils veulent imiter les blancs, et qu'ils le laisseront vivre. Ils s'empressent de le faire savoir aux hommes de Singavé. Ceux-ci répondent que, si Rokota n'est pas de retour à Singavé le jour même, ils partiront immédiatement pour faire la guerre. Niouliki, pour toute réponse, leur envoie dire: « Si vous voulez avoir le prisonnier, venez le délivrer. » Les femmes se placent de distance en distance, afin de pousser le cri d'alarme, dès qu'elles les apercevront ; mais, c'est en vain qu'on les attend tout le jour. (27 février.)
Le lendemain, vers midi, au moment où personne n'y pense plus, « tous les hommes de Singavé arrivent, et déposent neuf porcs rôtis dans la cour de Niouliki ; ils font à la hâte un petit brancard, sur lequel ils placent un morceau de tape ; après quelques toasts de guerre, le brancard est enlevé par plusieurs hommes, dont les cris retentissent dans toute la vallée ; ils se vantent d'emporter le dieu de Niouliki. A peine ont-ils disparu, que tous les hommes et les femmes de ce côté de l'île arrivent, ne songeant qu'à se battre. Le roi et les Atoua haranguent cette foule, et on offre le kava au dieu qui a été enlevé. » (Journal, 28 février 1030.)
Les vainqueurs, qui ne voulaient rien devoir aux vaincus, envoyèrent Fikirangi, une des filles du roi, et la femme de Maïlé, pour payer les porcs rôtis, en offrant quelques pièces d'étoffes européennes. Quel n'est pas l'étonnement des vainqueurs, lorsque la femme de Maïlé revient seule, et annonce que Fikirangi est retenue en otage ! Dans le Journal, 1er mars 1838. « Voilà la guerre déclarée dans toutes les règles. Impossible qu'elle n'ait pas lieu, si le bon Dieu ne l'empêche pas par un miracle. Mon Dieu, ayez pitié de cette île. » Heureusement, le lendemain, la fille du roi revint de Singavé.
Après cinq jours, le Père Chanel, voyant que la situation ne changeait pas, et que l'on ne pouvait prévoir si elle se terminerait par la paix ou par la guerre, résolut de profiter du prochain départ de la goélette de Jones, pour visiter à Wallis le Père Bataillon, dont il n'avait eu aucune nouvelle depuis leur séparation. Le roi refusa d'abord, puis accorda la permission de faire ce voyage.
La traversée fut mauvaise. Il est écrit dans le Journal, 28 mars 1838 : « Le 27, nous apercevons Wallis vers midi ; les naturels arrivent en foule ; ils me paraissent bien meilleurs qu'ils ne l'étaient il y a cinq mois. Nous nous informons des deux Français qui habitent l'île, et j'apprends enfin qu'ils y sont toujours, aimés de tout le monde et regardés comme les enfants du roi. Pas une épingle ne leur a été volée. »
Dans la Lettre du Père Chanel au Frère Marie-Nizier du 9 avril 1838, il est écrit : « Il est midi passé lorsqu'on mouille l'ancre. Je voudrais bien aller embrasser le Père Bataillon et le Frère Joseph ; mais on me dit que, suivant les usages de Wallis, il sera mieux de les attendre. Le soleil se couche: point de confrères ! Lorsque je ne les attends plus, des voix de Français retentissent sur le rivage. Notre canot va prendre ces compatriotes. Un instant après, je leur tends la main pour les aider à monter à bord. C'est le Père Bataillon et le Français Paul! Quel délicieux moment et quelle heureuse soirée ! »
Journal du 29 mars 1838 : « Nous quittons la goélette de bon matin, pour nous rendre dans la petite solitude du Père Bataillon. De là, nous descendons chez le roi, que nous trouvons sur notre chemin, et qui m'embrasse en qualité de parent du Père Bataillon. Nous l'arrêtons un moment pour lui offrir un flacon d'eau-de-vie. » L'apôtre de Wallis ajoute que ce présent dilata le cœur de Sa Majesté d'une manière extraordinaire, et que, pendant tout le séjour du Père Chanel, ils furent, de sa part, l'objet des attentions les plus délicates.
Monseigneur Bataillon continue : « L'amitié que ce prince nous témoignait, le porta à nous offrir de l'accompagner dans une visite qu'il désirait faire de l'autre côté de l'île. Nous acceptâmes avec une grande reconnaissance. Pour convertir ces peuples, ne fallait-il pas les connaître ? Ne fallait-il pas nourrir l'amitié d'un prince, maître absolu de l'île ? La conversation du roi fut agréable et instructive ; elle nous dévoila le caractère, les mœurs et l'industrie de ses sujets. Après une navigation de trois ou quatre heures, nous descendîmes à terre, et nous entrâmes dans le village que Sa Majesté voulait visiter. Il va sans dire que nous fûmes admirablement reçus.
L'amitié du roi nous attira celle de ses chefs. C'est ce que nous éprouvâmes dans plus d'une circonstance. Le Kivalou (premier ministre), nous envoya lui-même, plus d'une fois, des vivres en abondance. Partout où nous allions, on nous rendait de grands honneurs, et, dans la distribution du kava et des vivres, nous étions loin d'avoir la dernière part.
Voilà un peuple, me dit le Père Chanel, qui ne tardera pas à être chrétien. Sa prophétie s'est très heureusement vérifiée.
Les premiers temps du séjour du Père Chanel, nous nous occupâmes d'achever la maison que nous avions commencée. Ce travail terminé, notre principal soin fut de nous concerter sur les moyens à prendre, pour arriver plus vite à la conversion de Wallis et de Foutouna.
La langue des deux îles est à peu près la même ; nous nous livrâmes donc à une étude comparée et approfondie, et nous travaillâmes à la traduction des principales prières, le Pater, l'Ave Maria, le Credo, etc. Mais, comme elle ne nous fournissait pas les mots nécessaires pour rendre la plupart de nos idées religieuses, nous fûmes obligés d'en créer, en conservant le génie de l'idiome. Toungahala nous fut d'un grand secours dans ce travail important. Enfin, grâce à Dieu, nous finîmes par obtenir un heureux résultat.
Un premier pas vers la conversion de nos îles était fait. Il ne nous restait plus qu'à jeter la divine semence, pour qu'elle germât et produisît du fruit. Dieu se chargea de nous en fournir lui-même l'occasion.
Le Jeudi Saint, 12 avril 1838, jour anniversaire de ma première communion, nous nous levâmes de grand matin, et, après avoir béni notre nouvelle maison, je célébrai le saint sacrifice de la messe. Un des frères du roi, nommé Vaimotoukou, qui, en vertu de la coutume du pays, était venu coucher dans notre maison, demanda avec instance à assister à nos cérémonies religieuses. Nous crûmes que le moment était venu de montrer notre sainte religion, et nous le lui permîmes. Vous peindre son étonnement et son admiration, serait chose impossible. « Oh! Que votre manière de parler à votre Dieu est douce et belle ! Moi, je veux être de votre religion. » Et plus tard, il tint parole.
Le soir de ce même jour, nous portâmes dans la petite île, de la part du roi, quelques présents à Toungahala. Ce jeune chef, qui nous avait déjà rendu de si grands services, ne cessa de nous questionner sur la France, sur la religion de notre patrie et, enfin, sur les projets qui nous avaient amenés, l'un à Ouvéa, et l'autre à Foutouna. Nous répondîmes sans hésiter aux deux premières questions. Nous ne pouvions que gagner dans son estime en montrant l'étendue, la gloire, la puissance et les richesses immenses de notre patrie, et en lui faisant un tableau pompeux de la beauté et de la grandeur de nos églises, de la majesté et de l'éclat de nos chants et de nos cérémonies. Nous lui apprîmes le Dieu que les chrétiens adorent, et lui fîmes connaître les principaux faits de l'histoire du peuple de Dieu et de celle de l'Église. Rappeler ces faits, c'était déjà donner implicitement la réponse à la troisième question. Cependant, après avoir invoqué intérieurement Jésus et Marie, nous crûmes que le moment de parler ouvertement était venu.
Dans la France, lui dîmes-nous, nous avions un père et une mère, des frères et des sœurs, des amis et des connaissances, qui nous aimaient et qui se sont opposés de toutes manières à notre départ.+ Dieu seul sait combien ce sacrifice leur a coûté. Mais nous nous étions dits : Tous les hommes ont été rachetés par le sang de Jésus-Christ, et il y en a un grand nombre qui ne le connaissent pas encore. Il faut que nous allions porter son nom à des contrées qui l'ignorent. C'est donc, uniquement, pour convertir l'île d'Ouvéa et celle de Foutouna à la foi en un seul Dieu, et leur faire embrasser la religion catholique, que nous avons dit un éternel adieu à tout ce que nous avions de plus cher.
Ces dernières paroles touchèrent fortement le cœur du jeune chef. « Oui, reprit-il, votre projet est aussi beau que le soleil, aussi grand que les arbres gigantesques qui nous entourent. Je l'approuve parfaitement, et dès ce moment je me déclarerais membre de votre religion ; mais mon influence est si petite, que je ne vous serais d'aucun secours ; il vous faut monter plus haut. Allez au roi, et s'il se convertit, toute l'île est à vous. » Il nous indiqua la manière de nous y prendre pour en parler au roi, et il ajouta: Quant à moi, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, et vous pouvez toujours compter sur le secours de mon bras.
Il était déjà près de minuit, et le besoin de sommeil commençait à se faire sentir. En allant nous étendre sur notre natte, nous bénîmes Dieu de nous avoir donné l'occasion d'annoncer sa parole, et d'avoir touché le cœur d'un jeune chef qui, par ses talents et son influence, pouvait nous rendre les plus éminents services.
Dès le matin, Toungahala remit la conversation sur le sujet de la veille, et protesta qu'il était toujours dans les mêmes dispositions. Nous revînmes vers le roi et lui adressâmes quelques paroles flatteuses de la part du jeune chef de Noukouatéa ; mais nous laissâmes de côté la question de religion. Une ouverture en règle sur ce point nous parut trop précipitée. Nous priâmes, et nous attendîmes que la Providence, elle-même, en fît naître l'occasion. Elle se présenta cinq jours plus tard, le mercredi de Pâques.
Je venais de célébrer la sainte messe. Le Père Chanel se préparait à dire la sienne, lorsque le roi demanda à nous voir. Que Votre Majesté veuille nous excuser ; dans ce moment nous sommes occupés à quelques cérémonies de notre religion. - Me serait-il permis de les voir ? reprit-il, sur un ton qui indiquait tout le plaisir qu'il se promettait de cette faveur. - Oui, répondis-je, Votre Majesté peut assister à nos cérémonies. Et je l'introduisis dans la modeste chapelle. Un homme de Tonga-Tabou était avec lui. Le Père Chanel commença la messe, et la continua avec cette piété qui l'accompagnait toujours dans l'offrande du saint sacrifice. Oh ! Comme il pria Notre-Seigneur d'exaucer nos vœux ! Le roi suivit des yeux, avec une attention scrupuleuse, les moindres mouvements du prêtre. Il paraissait dans un étonnement impossible à décrire. Que cette religion est belle, semblait-il se dire à lui-même ! Comme elle l'emporte sur la nôtre !
Après la messe, Sa Majesté s'empressa de nous témoigner sa reconnaissance. Toute la journée, il ne cessa de raconter, à ceux qu'il rencontrait, ce qu'il avait vu, le matin, dans notre cabane ; la langue du pays ne lui fournissait pas assez d'expressions pour rendre son enthousiasme ; il tâchait, par les comparaisons les plus pittoresques et les gestes les plus expressifs, de faire entendre que ce qu'il pouvait dire était une faible image de la réalité. Plusieurs indigènes, frappés de ce récit, sollicitèrent la même faveur ; le roi lui-même venait très souvent entendre nos messes ; depuis ce jour où il lui fut donné de voir, sans les comprendre, une partie de nos augustes cérémonies, il sembla nous témoigner plus d'estime et d'affection. »
Les deux apôtres firent plusieurs courses dans l'île, pour s'informer s'il y avait des malades. Monseigneur Bataillon aimait à rappeler avec quelle facilité le Père Chanel savait élever son cœur à Dieu à la vue des beautés de la nature, et comment il bénissait la Providence, qui a donné si largement aux insulaires les arbres et les plantes dont ils ont besoin.
Cependant, il fallait songer à une douloureuse séparation. La goélette qui avait amené le Père Chanel devait le reconduire dans son île. Le capitaine Jones avait fixé son départ au 10 avril ; mais il ne put mettre à la voile que le 26.
Monseigneur Bataillon reprend : « Grâce à cette circonstance, nous pûmes rester plusieurs jours dans la petite île de Noukouatéa, conférer le baptême à une petite fille qui se mourait, et à un adulte, nommé Fékai, très dangereusement malade. Cette même circonstance nous permit de ramener la question de la religion, et, cette fois, ce ne fut pas seulement devant Toungahala, mais encore devant les habitants de Noukouatéa, et plusieurs indigènes de Vavao. Comme ces derniers avaient entendu les ministres de l'hérésie, nous nous appliquâmes, en particulier, à montrer la différence qu'il y a entre le catholicisme et le protestantisme, et combien le premier l'emporte sur le second. Dieu daigna bénir nos paroles. Toungahala et toute l'assemblée ne savaient comment exprimer leur indignation contre la doctrine et la conduite des protestants, et ils nous exprimaient, dans les termes les plus énergiques, leur désir d'appartenir à la religion catholique.
Le lendemain, le jeune chef, toujours de plus en plus avide d'entendre la parole de Dieu, nous fit expliquer certains points, que nous n'avions fait qu'esquisser. Comme nous avions dit que le chant faisait ordinairement partie de nos cérémonies, il manifesta un vif désir d'entendre quelques-uns de nos cantiques. Nous n'eûmes pas de peine à ravir d'admiration Toungahala et les gens de sa maison, qui n'avaient jamais entendu que les chants mélodieux, mais monotones, des Ouvéens. Ces bons insulaires se félicitaient de ce que les seuls véritables missionnaires eussent choisi leur île, de préférence à tant d'autres, plus grandes et plus belles. »
Le 27 avril, à midi, le Père Chanel apercevait de nouveau sa chère Foutouna. L'ancre ne put être jetée qu'à neuf heures du soir. Mais les naturels n'avaient pas attendu ce moment pour aborder la goélette. Il leur demanda : « Eh bien ! Avez-vous fait la paix ? » Ils lui répondirent : « Oui, la paix est conclue depuis quelques jours. Une seule rencontre a eu lieu, le 5 avril; les partisans de Niouliki ont tué par trahison un habitant de Singavé ; comme un homme de chaque parti avait été tué, on a cru que l'on pouvait faire la paix. » Cette nouvelle, qu'il attendait avec tant d'impatience, lui fit concevoir de grandes espérances d'arriver plus tôt au but de sa mission.
Le Frère Marie Nizier était avec Thomas dans la petite île d'Alofi. Dès qu'il apprit le retour de la goélette, il courut à Singavé au-devant du Père Chanel. Il dit : « Quel heureux moment que celui où je pus le serrer de nouveau dans mes bras, après plus d'un mois de séparation, dans des circonstances si critiques ! » Le bon Frère répondit à toutes ses questions, et lui donna les nouvelles qui pouvaient l'intéresser. Il se hâta d'ajouter : « Nous ne retournons plus dans notre case d'Alo. Peu de jours avant la conclusion de la paix, le roi Niouliki est venu dans notre vallée, et, malgré mes observations et celles de Thomas, il a fait enlever tous nos effets pour les porter à Poï, dans sa propre maison. Il s'est contenté de dire : Si le Père Chanel, à son retour, veut demeurer dans son ancienne vallée, on y transportera de nouveau ce qui lui appartient. » L'apôtre de Foutouna ne désapprouva point cette conduite : habitant auprès du roi, il aurait plus d'occasions de l'instruire de notre sainte religion.
On était au 30 avril ; il n'eut garde d'oublier le mois si cher à son cœur. Il en fit l'ouverture par la récitation du Veni Creator, des litanies de Lorette, de trois Ave Maria et du Memorare.Dans a lettre au Père Bataillon, le 2 mai 1838. « Nous ne sommes que deux ici pour faire le mois de Marie ; nous n'avons point de chapelle sous les yeux ; nous ne pouvons regarder encore que nos médailles.
Le roi me fait le meilleur accueil possible, et tout le monde m'envoie des sourires et des signes de tête, pour me saluer. La fête ne discontinue pas, depuis que nous sommes à Époé. Priez le bon Dieu, pour que je profite dans l'étude de la langue, et pour que je puisse bientôt dire à mes insulaires pourquoi je suis venu au milieu d'eux. »
Les effets du missionnaire et de son catéchiste étaient déposés dans la maison du roi, à côté de sa place sacrée, c'est-à-dire entre les deux colonnes principales. Cette place était si respectée par les Foutouniens, qu'ils ne l'auraient pas traversée pour toutes les richesses de la terre. En le faisant, ils auraient craint d'encourir la colère du grand dieu Fakavélikélé. La plus grosse des deux colonnes, la colonne divine, était tellement en vénération, que personne ne se serait avisé de la toucher avec la main : c'eût été s'exposer, croyaient-ils, à perdre la vie. Le Père Chanel, qui n'était pas encore au courant de tous les usages de l'île, ignorait ces prohibitions ridicules. Comme il désirait dire la messe aussi souvent que possible, il fit dresser l'autel contre cette colonne. Le Frère dit : « D'énormes pointes, nous dit le Frère, y furent enfoncées, à grands coups de marteau, pour y suspendre le bénitier, le crucifix, etc., et il n'était pas permis d'y toucher du bout du doigt ! Je crois me rappeler que, pendant l'opération, le roi se consumait en exclamations de surprise, et peut-être d'indignation. Cependant, il n'osa point s'y opposer. Craignait-il nos moqueries ? Respectait-il alors le Père Chanel ? »
Tout était préparé, dès le 5 mai au soir, pour célébrer la sainte messe le lendemain, fête du Patronage de saint Joseph. Dans le Journal, le 6 mai 1838. « J'ai la consolation d'offrir le saint sacrifice de la messe, pour la première fois, dans cette partie de l'île. La maison du roi me sert d'église. Non seulement le roi l'a trouvé bon, mais il a fait avertir toute la vallée de s'y rendre. Je ne suis pas mécontent du silence qui règne pendant tout le temps de la sainte messe, à part les cris d'enfants, qui me servent de chantres. »
Le 22 mai, il eut une occasion d'écrire au Père Bataillon. Après avoir déploré les marchés qui se faisaient entre les capitaines des vaisseaux et les naturels, il lui apprend qu'à l'arrivée du baleinier anglais Mathilde, « ces pauvres gens donnaient leurs affaires, plutôt qu'ils ne les vendaient. Force cocos, pour une pipe. Trois porcs assez gros et cent ignames, pour un fusil. Ils n'en achetèrent que trois, par bonheur ... Je serais bien fâché de voir la poudre et les fusils arriver de ce côté de l'île, parce que la paix, qui vient d'être faite, ne ne serait pas de longue durée.
Nous sommes toujours dans la maison du roi. De nombreuses fêtes de noces ont empêché Sa Majesté de s'occuper de notre maison. Je ne sais jusqu'à quand durera ce provisoire. La foule abonde toujours autour de nous, et nous ne pouvons que bien peu travailler. Je n'ai pas le bonheur de pouvoir offrir le saint sacrifice aussi souvent que je le désirerais. Que votre maison me fait envie pour cela ! Dieu soit béni !
Je n'ai toujours pas la consolation de faire des chrétiens. Le chef Touloméa disait, dans une harangue, après une danse chez Niouliki, que les îles Vavaou, Haapaï, Tonga, et beaucoup d'autres qu'il nomma, étaient religieuses ; mais que Wallis et Foutouna conservaient seules leur ancienne religion. Le roi Lavouéla l'avait chargé de dire à Niouliki qu'il était bon que ces deux îles ne fissent pas comme les autres. Je crois que l'on répondit Malié (c'est bien) à cela comme à tout le reste. Quoi qu'il en soit, je ne demande qu'à savoir la langue. Le bon Dieu fera le reste. »
Deux jours plus tard, fête de l'Ascension, il commence la messe, et il n'y a presque personne ; mais le nombre des assistants augmente jusqu'à la fin. Dans le Journal, le 24 mai 183 « Nous chantons, après la sainte messe, le Laudate Dominum et le Regina coeli: ce qui devient le sujet de la conversation pour le reste de la journée. »
Enhardi par ce petit succès, la veille de la Pentecôte, il fait annoncer dans les vallées voisines que, le lendemain, il y aurait grande fête. Il se lève de bon matin, et, avec son catéchiste, dispose tout pour le saint sacrifice. Dans le Journal, le 3 juin 1838 « A mesure que nous mettons chaque objet à sa place, les cris d'admiration partent de tous côtés. Le roi, qui était sorti, ne tarde pas à revenir. Les pères, les mères, les enfants font foule autour de nous. Tout est fort tranquille. Le chant du Veni Creator fait régner le plus grand silence dans toute l'assemblée. Même attention pendant la grand'messe, à l'issue de laquelle nous avons chanté le Laudate Dominum et le Regina coeli. Nous avons laissé un bon moment notre autel avec sa parure, afin de satisfaire les regards de ces pauvres naturels, qui n'avaient encore rien vu de semblable. Le Crucifix est toujours l'objet qui les frappe plus que tout le reste. »
Pendant le chant du Veni Creator, survint une rafale qui semblait devoir tout emporter. Le Père Chanel dit après la messe et en souriant : « Je croyais que c'était le vent impétueux de la Pentecôte. »
Dans le Journal, le 4 juin 1838 : « La curiosité de voir une lampe allumée nous amène un bon nombre d'enfants et d'autres personnes. Plusieurs, qui nous voient faire le signe de la croix, essaient de nous imiter. - La deuxième femme du roi vient me demander à porter le nom de Beata Maria, que nous avons donné à la très Sainte Vierge. Je lui dis que le mot Beata n'est que pour cette Marie, dont elle a vu l'image, mais qu'elle peut porter celui de Maria. Elle s'en contente. »
Le roi avait été enchanté de tout ce que le Père Chanel avait fait à l'occasion de la fête de la Pentecôte. Du reste, il était plein d'égards et d'attentions pour lui, depuis son retour de Wallis. Il aurait bien voulu accéder à sa demande d'avoir une case à part ; mais les indigènes étaient alors trop occupés pour songer à en construire une neuve. Il lui offrit, le 11 juin, une partie de sa maison pour y faire une chambre, et désigna l'espace qu'elle devait occuper. Le missionnaire accepta avec reconnaissance, et se mit à la préparer le plus vite possible. Là, il fut plus tranquille pour ses prières et ses études, et il eut le bonheur d'offrir presque tous les jours le saint sacrifice de la messe.
Dans sa nouvelle chambre, il avait placé plusieurs grandes images. Les naturels, qui venaient en foule le voir, étaient émerveillés de la science des blancs, et le concours allait toujours croissant. L'image de l'Ecce homo était celle qui attirait le plus les regards.
Deux jeunes personnes, parentes de la première femme de Thomas, eurent l'heureuse idée d'apporter une couronne de fleurs pour l'image de la Sainte Vierge. Le Père Chanel note avec bonheur ce premier présent offert à Marie. (18 juillet 1838.)
Ce qui le désolait, c'est qu'on ne l'avertissait pas lorsqu'il y avait des malades. Dans le journal, le 30 mai 1838 : « Tandis que nous sommes sur le point de dîner, j'ai encore la douleur d'apprendre la mort d'un jeune homme de Laloua, qui avait au bras gauche un mal considérable. Que le saint nom de Dieu soit béni ! Mais mon cœur saigne en présence de choses semblables : avoir dans mes mains ce qui peut sauver ces pauvres âmes, et l'enfer les ravit ! »
Dans le Journal, le 5 juillet 1838 : « Vers les trois heures du matin, j'entends dire qu'une personne est malade, que le dieu la mange. Je pars de suite pour aller la voir. Je ne suis pas au bout de la vallée, que des cris et des pleurs me font tressaillir. Je me dirige vers la maison, où je trouve un pauvre jeune homme mort de consomption. Il était malade depuis deux mois, et je n'en savais rien ! »
Enfin, il put administrer le saint baptême. Il relate avec bonheur les circonstances qui l'accompagnèrent. Dans le journal, le 18 juin 1838 : « Le roi m'apprend qu'il y a un enfant malade à Laloua. Je m'y rends en toute hâte. Je trouve cet enfant endormi sur les bras d'une vieille femme aveugle. Je m'approche et lui fais quelques petites caresses dont il ne s'aperçoit pas. Je distribue quelques gouttes d'huile parfumée ; après quoi je demande de l'eau, et appelant cet enfant du nom de Marie-Marcellin, je lui confère le saint baptême. Je lui fais ensuite donner à boire quelques gouttes de l'Eau des Carmes. Je demande son nom. On me répond : Véhé. Afin d'éviter tout soupçon sur ce que je viens de faire, je prends les noms de toutes les personnes qui sont dans la maison. Je reviens ensuite à Époé, en récitant le Te Deum en actions de grâces. »
En faisant part au Père Bataillon de son bonheur, il nous révèle la pratique qu'il suivra désormais : il donnera au nouveau baptisé le nom de la Reine du ciel et celui du saint du jour.
Il a la même joie le 31 juillet, et il nomme l'enfant qu'il baptise Marie-Ignace. En apprenant sa mort, il écrit dans son journal : « La consolation que j'éprouve d'avoir ouvert le ciel à cette âme, me porte à rendre à Dieu de nombreuses actions de grâces. Par prudence, nous n'avons pas fait les cérémonies de la sépulture ; car aucun naturel ne sait qu'il a reçu la grâce du saint baptême, et les dieux pourraient fort bien m'attribuer la cause de sa mort. » (Journal le 22 août 1838.)
Le 23 août, il vient de quitter les ornements sacerdotaux, lorsqu'il entend pleurer à quelque distance de la maison du roi. Dans le Journal, le 23 août 1838 « Je me transporte bien vite vers l'endroit d'où partent ces cris. Je vois une maison pleine d'hommes et de femmes, qui se couvrent de sang à force de se frapper. Le mari de la vieille femme malade est tout inondé des gouttes qui tombent sur la malade et la rendent affreuse à voir. Je suis longtemps à parler sans pouvoir me faire entendre ; ma voix est couverte par les cris. A la fin, je demande à parler à la malade, pour lui proposer de se faire chrétienne avant de mourir. Outre le malheur de ne pas assez bien parler la langue, j'ai celui de voir cette pauvre vieille me répondre non aux propositions de salut que je viens de lui faire. Je me retire en la saluant. La foule s'est écoulée. Quelques femmes et quelques enfants sont encore à la maison. Les hommes sont sortis.
Je retourne la visiter un peu après midi. Je témoigne ma surprise de voir qu'on ne lui donne ni à boire, ni quoi que ce soit. L'intérêt que je lui porte paraît la toucher ; elle me regarde d'un air moins sévère ; j'en profite pour réitérer mes propositions de salut ; elle y adhère cette fois. Je m'y prends de toutes les manières pour lui enseigner les vérités les plus indispensables. Je lui suggère quelques aspirations vers Dieu, en lui disant que je vais revenir tout à l'heure.
De retour, je continue encore mes exhortations, à la suite desquelles je lui administre le saint baptême. Ses yeux sont beaucoup meilleurs ; elle me regarde avec confiance, me tend la main ; elle me dit qu'elle a bu et mangé pendant ma dernière absence.3 Son nom est Marie-Anne. »
Le Père la voit le lendemain, et note qu'elle paraît toujours contente de ce qu'elle est devenue chrétienne.
Marie-Anne mourut le 27, et ses funérailles eurent lieu le lendemain. Dans le Journal, le 23 août 1838 : « Les cris et les pleurs des naturels m'ont empêché de demander à faire la sépulture ecclésiastique. Je me suis contenté d'offrir le saint sacrifice de la messe pour le repos de son âme. »
Quand l'occasion était favorable, il ne manquait jamais de dire un mot de notre sainte religion. Ces paroles de salut, qu'il sème partout, ne restent pas stériles. Dans le journal, le 28 août 1838 « Plusieurs personnes nous demandent des livres pour être lotou (chrétiennes). Je ne me fie guère encore à toutes ces démarches ; néanmoins, j'aperçois de jour en jour un changement notable dans les dispositions des insulaires. » Aussi quand un jeune homme lui annonce que le roi et le plus grand chef de l'île ne veulent ni se faire chrétiens, ni permettre que les autres le deviennent, il écrit sur son journal 21 août 1838 : « Dieu est le souverain des cœurs, il en a converti de plus obstinés. »
Son zèle pour le salut des âmes ne pouvait lui faire oublier les vaincus. Dans le Journal, le 13 août 1838 « Fouri-Vao, le père de Sam, est introduit par Thomas dans notre petite maison, pendant la sainte messe ; il s'y tient, tout le temps, parfaitement tranquille. Après une courte action de grâces, je vais lui demander si ce qu'il vient de voir est bien. Il me répond que oui. Je lui exprime le désir d'aller faire la même chose à Singavé, si j'y trouve une maison. Je lui demande si cela est possible. La réponse est encore affirmative. Je lui donne la commission d'en parler aux autres chefs qui sont de son côté, et lorsque Thomas aura fini notre maison, il ira en construire une semblable dans sa vallée. Il dit que c'est bien, et retourne quelques instants dans la maison du roi. »
Le Père Chanel, en effet, avait obtenu la permission de construire, à Poï, une case séparée, et de suite Thomas s'était mis à l'œuvre. Cette case, de vingt-quatre pieds de long sur treize de large, toute simple qu'elle était, devint la merveille de l'île. Le Bienheureux la bénit le 5 septembre, et l'habitat définitivement depuis ce jour. Il put ainsi vaquer plus tranquillement aux exercices de la retraite qu'il voulait faire avant l'Assomption, selon les constitutions de la Société de Marie, et que la construction de la nouvelle maison l'avait forcé de renvoyer à la Nativité de la Sainte Vierge.
L'installation du Père Chanel dans sa nouvelle case fut suivie d'une grande fête en l'honneur des dieux.
Le conseil l'avait fixée au 13 septembre. Dans le journal, le 3 septembre 1838. « Le tambour l'annonce ; des toasts sont adressés aux dieux sur la place du palais ; le kava est offert par le roi à un chef de Singavé, qui invitera tout l'autre côté de l'île. » La danse entrant dans le programme de toute fête, les naturels s'y préparent avec soin avant la solennité.
Le jour même de la fête, une grande foule se trouve réunie. Les vivres, apportés par différentes vallées, sont d'abord placés devant le roi, qui préside. Le premier ministre récite une prière. Puis, par ordre du roi, les vivres sont distribués aux chefs de chaque village, et, par ceux-ci, à chaque famille. Après le repas, la danse commence.
Pendant ce divertissement, quelques filles de quinze à vingt ans, de la famille royale ou de celle des chefs, se tiennent debout, près du roi, comme à une place d'honneur. Elles sont superbement barbouillées de noir et de rouge, et ne prennent point part à la danse ; elles se remplacent successivement, selon l'ordre des vallées, car chaque vallée principale vient à son tour.
D'autres fêtes se célébraient en l'honneur des dieux, lorsqu'on voulait obtenir quelque grâce ou la cessation d'un fléau. Ainsi, nous trouvons cette note au 13 octobre: « Prières publiques, pour apaiser le vent qui brise les arbres à pain et les bananiers. Les prières commencent ce soir au dieu du grand ministre du roi, Marigni (Maligi), et ne dureront qu'un jour. » Mais, pour le dieu du roi, elles dureront sept jours, et se termineront par une grande fête religieuse.
Malgré ces solennités païennes, les bonnes dispositions, que le Père Chanel avait déjà constatées, allaient toujours s'améliorant. Quelques naturels vont jusqu'à lui manifester le désir d'être chrétiens. Dans le Journal, le 13 octobre 1838. « Plaise à Dieu que la sincérité soit dans leur cœur et dans leur bouche ! »
Aussi les baptêmes deviennent-ils plus fréquents. Un enfant qu'il a baptisé, meurt à Alofï; tout heureux, il écrit sur son journal du 14 octobre 1838 : « Mes deux petites îles comptent des âmes dans le ciel. Mon Dieu, augmentez-en le nombre. »
Il partage la joie du Frère. Marie Nizier, qui a pu faire un baptême, et il a soin de noter cette grâce. (12 janvier 1839.)
Il se réjouit aussi lorsque, le 2 octobre, il reçoit de bonnes nouvelles du Père Bataillon, qui lui envoie un abrégé de grammaire, et un autre de la doctrine chrétienne. Son bonheur augmente lorsque, le 24 janvier suivant, des naturels, venant de Wallis, ne tarissent pas d'éloges à l'adresse de son confrère.
L’apôtre tenait à avoir à Singavé une maison, afin de pouvoir y célébrer la messe. Son vœu fut exaucé, et la case achevée au commencement de janvier 1839.
Celle qu'il occupait à Poï fut renversée dans la nuit du 2 au 3 février. Dans une lettre au Père Convers, mai 1840. « Une tempête, annoncée depuis quelques jours par un ciel brumeux et par un grand vent d'est, éclata tout à coup avec fureur. Les éclairs, les tonnerres, des torrents de pluie, un bruit effroyable de la mer, les cris des insulaires, qui invoquaient leurs divinités, telle fut la scène que nous offrit d'abord toute cette nuit. Un peu avant le jour, le vent changea de direction et redoubla de violence. A moitié vêtus, nous luttions tous trois contre l'orage, pour essayer de soutenir notre petit palais. Malgré nos efforts, nous eûmes la douleur de voir sa toiture voler en lambeaux, et le corps même de l'édifice, agité, secoué dans tous les sens, tomber enfin tout fracassé, et nous laisser sans abri. La plupart des maisons eurent le même sort. Les cocotiers, les bananiers, les arbres à pain, toutes les productions de l'île furent si maltraitées, qu'après ce grand désastre, on était encore menacé de la famine. Pour l'éviter, les insulaires ont travaillé longtemps, avec un courage remarquable, et sont parvenus, à peu près, à réparer leurs pertes. »
Le Père Chanel transporta ses effets dans la maison du roi, qui avait moins souffert de la tempête ; et, quelques jours après, il fit élever une petite case de 12 pieds de long sur 6 ou 7 de large, en attendant qu'il fût possible d'en construire une plus vaste sur les ruines de la première. Il écrit le 16 mai 1839 au Très Révérend Père Colin : « Le vol, qui est permis ici en pareille circonstance, nous fit perdre quelques effets. » Mais le roi ordonna de tout rendre, et lui-même se mit en mouvement pour tout retrouver.
Aux ravages de la tempête faillit se joindre le fléau de la guerre. La veille du désastre du 2 février, « les vaincus avaient fait présent de dix porcs rôtis à deux imposteurs du parti opposé, qu'on regardait généralement comme les oracles des dieux. Leur intention était d'attirer ces hommes dans leur vallée, d'accroître leurs forces par un plus grand nombre de divinités tutélaires, et de ramener enfin la victoire de leur côté. Mais les vainqueurs le comprirent, et crièrent aussitôt vengeance. On se mit à la poursuite de ceux qui avaient apporté le présent ; on les joignit, et ces malheureux ne durent la vie qu'à la clémence du roi, qui se contenta de les avoir réduits à demander grâce (lettre au Père Convers de mai 1840). »
Cette heureuse solution permit au Père Chanel de recommencer ses courses à travers l'île, et de multiplier ses visites.
Le 20 février, il est à Assoa-Vélé, auprès d'un malade qui a une plaie au gosier. Cette plaie lui paraît incurable. « Puissé je l'instruire à temps, et le disposer à la grâce du baptême ! »
Il se transporte à Singavé le 25, en visitant différentes vallées. Arrivé au terme de son voyage, il s'empresse de parler de notre sainte religion à ceux qui veulent l'écouter, et en particulier à Sam. Le vieux roi Vanaé, lui-même, pose des questions sur ce sujet, et les réponses lui font Plaisir.
En revenant à Poi, par le côté nord-ouest de l'île, il remarque une amélioration considérable dans le caractère des naturels qu'il trouve sur son passage.
Le malade qu'il a vu une première fois à Assoa-Vélé, Toui-Karépa, va plus mal. Aussi, s'empresse-t-il d'aller le visiter, profitant de la circonstance pour donner à quelques naturels une conférence sur la religion, conférence qui paraît exciter leur intérêt. (11 mars.)
Toui-Karépa est entre les mains de différents dieux, qui ne savent plus à quel remède recourir. Pour dernière expérience, ils font tourner un coco. Comme l'état du malade devient plus inquiétant, les parents se décident à le porter chez un Mtoua mouli. Mais ce représentant d'un dieu ne réussit pas mieux que ses confrères.
Pendant que Toui-Karépa est ainsi entouré, il est impossible au Père Chanel de l'instruire; mais le péril n'est pas imminent. Il part pour Singavé, et sa première visite est pour un jeune homme malade. Il écrit dans le Journal, le 13 mars 1839. « Le danger dans lequel je le trouve me porte à lui proposer de se faire chrétien. Il me répond quelques mots, et finit par me dire qu'il est fatigué de parler... Par l'entremise de Thomas, avec qui je parle un mauvais anglais, et qui me sert d'interprète, le jeune homme va connaître nos principaux mystères, nécessaires au salut. Je retourne une autre fois auprès du malade, qui désire être chrétien. Toute sa famille partage ses sentiments. Je le baptise en lui donnant le nom de Pierre. Je le laisse, en lui conseillant de répéter souvent cette invocation : Ayez pitié de moi, Dieu Jéhova, car je désire aller au ciel. »
Le lendemain, il va revoir son néophyte. Son état n'a pas changé. Dans le journal, le 14 mars 1839. « Je trouve la famille contente et résignée. Je parle peu au malade, de crainte de le fatiguer, mais fort longtemps avec son père et quelques naturels, que je trouve sur mon chemin. »
Il rencontre, dans la maison de Vanaé, une jeune paralytique, qui ne lui paraît pas dans un danger prochain ; aussi, ne lui propose-t-il pas de se faire chrétienne. Quelle n'est pas sa douleur lorsque, le jour suivant (15 mars), il apprend par Thomas qu'elle est morte et enterrée ! Il sait par lui qu'au moment de mourir, elle avait demandé avec instance qu'on allât chercher le missionnaire, parce qu'elle voulait être chrétienne pour aller au ciel. Ce furent ses dernières paroles. Dans le Journal, le 14 mars 1839. « Ma douleur a été bien grande à cette nouvelle. Puisse le baptême de désir avoir rendu son âme agréable à Dieu, et lui avoir ouvert le ciel ! »
Il quitte la vallée (16 mars) après avoir visité une seconde fois son néophyte, dont l'état semble amélioré. Il laisse les naturels dans d'heureuses dispositions à l'égard de notre sainte religion. Tout le monde veut aller au ciel.
Quand il arrive à Poi, il entend avec bonheur le Frère Marie Nizier parler des bonnes dispositions de Maligi et de quelques autres naturels. Dans le journal, le 16 mars 1839. « En pleine assemblée, le premier ministre n'a pas craint de dire que le lotou (prière) que nous avions apporté était bon, qu'il faisait vivre dans le ciel et préservait du feu de l'enfer. Que le bon Dieu bénisse ces premiers changements dans les esprits ! »
Toui-Karépa voit tous les jours sa maladie faire de nouveaux progrès, et les différents dieux, qu'il a invoqués, ne lui ont procuré aucun soulagement. Le Père Chanel se rend auprès de lui, malgré une pluie battante, et profite du moment où les vieillards se retirent, pour lui parler du saint baptême.
Dans le journal, le 21 mars 1839. « Il écoute mes paroles avec plaisir. Son père, qui est à ses côtés, m'invite à lui faire l'histoire de la mort et des souffrances d'un homme qu'il a vu sur une de mes images. Je tâche de lui faire connaître les trois personnes de la sainte Trinité, l'Incarnation du Verbe et le mystère de la Rédemption. Puis, lui suggérant un acte d'amour de Dieu, je l'engage à le répéter pendant que je le baptiserai, ce que le pauvre garçon me parut faire de toutes ses forces. Il me témoigna sa joie et son contentement, en apprenant que son âme était devenue agréable à Dieu, qu'il n'avait plus rien à craindre de l'enfer, et que le ciel lui était assuré. Je le quitte en lui conseillant de répéter souvent une petite invocation à la Sainte Vierge. Il me remercie, et me demande quand je retournerai le voir. - Après-demain, lui dis-je. »
Il mourut dans la nuit du 22 au 23, avant que l'apôtre eût le temps de tenir sa parole. Ses funérailles se font avec tout le cérémonial usité en ces circonstances. Quand le père du défunt revoit le Bienheureux, il lui demande une croix pour la mettre sur la tombe de son fils.
Le Père Chanel eut encore la consolation de conférer le baptême, le 25 mars, à deux enfants, et il exprime sa joie en écrivant dans son Journal : Dieu soit béni de ce que j'ai pu ouvrir le ciel à deux de ses créatures !
Le 8 mai 1839, Pierre Chanel vaquait à ses travaux ordinaires, lorsque les naturels accoururent lui annoncer l'arrivée de ses parents. Il va bien vite les embrasser. Ce sont les Pères Baty, Epalle et Petit, les Frères. Augustin, Élie et Florentin. Le Père Bataillon est avec eux. Quelle surprise ! Quelle joie ! Pendant quelques instants, la parole lui manque. Les premières émotions passées, il écoute avec bonheur le récit de leur voyage de France en Océanie.
Le Père Bataillon lui dit : « Ma surprise n'a pas été moindre à l'arrivée de ces chers confrères. Comme vous, je suis demeuré un moment sans pouvoir dire un mot. Après avoir entendu de leur bouche les nouvelles qui me tenaient le plus à cœur, je m'empressai de conduire mes confrères auprès du roi. Ce prince qui, depuis quelque temps, s'était un peu refroidi à mon égard, parut d'abord embarrassé ; mais il finit par faire bonne contenance. Sachant que la goélette la Reine-de-Paix allait repartir immédiatement, il me pria de me transporter jusqu'à Foutouna, pour aller chercher quelques-uns de ses sujets, qui s'étaient enfuis sur une pirogue. Je ne pouvais, dans l'intérêt de ma mission, lui refuser un service qui ne retardait que de huit à dix jours l'arrivée de mes confrères à la Nouvelle-Zélande. Du reste, c'était pour eux et pour moi, une bien douce consolation de vous revoir, cher Père Chanel et cher Frère Marie Nizier. »
Pendant cette conversation, « toute l'île se presse autour des nouveaux venus. Les naturels paraissent partager notre joie. Un petit dîner de fête est bien vite ordonné (Journal, 8 mai 1839.). »
Le Père Epalle, sacré plus tard évêque de Sion écrit : « Je me souviendrai toujours, de notre entrevue avec le premier apôtre de Foutouna. Il y avait, je crois, près de deux ans qu'il travaillait seul, avec un jeune catéchiste, à la conversion de cette île, païenne et anthropophage. Je vis cet ange de paix et de charité, que je croyais avoir embrassé pour la dernière fois à son départ de France. Quelle agréable surprise pour son cœur, et quels délices pour le mien ! Que je fus édifié de son aimable simplicité ! Son sourire, sa modestie et sa douce gaieté, tout peignait à mes yeux la paix et la joie de son âme. »
Dans la lettre au Père Bourdin, du 30 janvier 1845 : « Lorsque nous approchions de son humble habitation, averti par les gens du village, qui nous avaient aperçus les premiers, il accourut aussitôt à notre rencontre. Nous entrâmes dans son asile : ce n'était point la maison de Nazareth ; bien que pauvre, cette maison sainte offrait encore quelques meubles modestes, quelques ustensiles de ménage ; ce n'était pas la chambre du prophète Élisée, car on voyait dans la chambre du prophète un petit lit, une chaise, une table, un chandelier : dans celle de l'apôtre de Foutouna, rien qu'un petit autel en bois brut ; des cailloux, recueillis sur le rivage de la mer, formaient le parquet. Un tronc d'arbre, jeté en travers, servant d'oreiller pendant la nuit, et un tape, c'est-à-dire une espèce de papyrus, dont on se couvrait pendant le sommeil, pour se défendre d'une myriade de moustiques ; ses vêtements tombant en lambeaux ; ses ornements sacerdotaux et les autres choses strictement requises pour la célébration des divins mystères ; ses instruments d'agriculture ; la hache qui fut l'instrument de son martyre : voilà tout le contenu de son domicile.
Quant à la matière et à la forme de ce pauvre réduit, ce sont des bambous plantés à la suite les uns des autres, formant un carré, et recouverts du chaume des marais. Ces bambous, à cause de la multiplicité de leurs nœuds, ne pouvant se joindre parfaitement, rendaient toute fenêtre inutile : aussi cette humble chaumière n'en avait pas. Que vous dirai-je de sa dimension, Tout ce que je sais, c'est que, la nuit arrivant, les neuf missionnaires qui se trouvaient réunis, s'accroupissaient, et, après avoir prolongé dans la nuit leur entretien fraternel, laissaient tomber l'un après l'autre leur tête sur le tronc d'arbre qui servait d'oreiller et s'endormaient tête contre tête. L'intérieur alors ne présentait plus aucun vide.
L'habitation de notre saint confrère était située au milieu d'une vallée, à quelques pas de la mer, et dans un petit jardin planté de quelques orangers et de quelques pieds de vigne, trop jeunes encore pour donner des fruits ; j'admirai, néanmoins, dans ce jardin, des bananiers qui étaient en plein rapport.
Sans cuisine et sans provisions de bouche, on pouvait ignorer l'heure du repas ; je ne manquais cependant pas d'appétit, et je ne pus m'empêcher de manifester ce besoin, qui devenait impérieux. Notre hôte bien-aimé répondit en souriant que le festin, vu le nombre et le choix des convives, serait vraiment royal, mais que l'heure dépendait de l'appétit même de Sa Majesté. Ces paroles renfermaient pour nous un petit mystère, lorsque, tout à coup, un cri se fit entendre ; c'était, en effet, l'appel que nous adressait le monarque de l'île. Nous nous rendîmes donc au palais royal, c'est-à-dire dans la hutte enfumée du souverain qui, plus tard, fulmina l'arrêt de mort de notre saint confrère. La table fut servie de racines de taros et d'ignames. La fadeur et le peu de substance nutritive de ces aliments, ne firent que calmer ma faim sans la satisfaire : c'était cependant la nourriture ordinaire du Révérend Père Chanel. »
Le 9 mai, fête de l'Ascension, quatre messes sont dites dans la pauvre cabane du missionnaire ; la cinquième est chantée par le Père Bataillon dans la maison du roi, en présence d'un peuple nombreux, qui ne sait comment témoigner sa surprise et son admiration. L'occasion est trop favorable, pour que le zélé missionnaire n'en profite pas pour annoncer la parole de Dieu.
Le samedi, les Père Baty et Petit, les trois Frères nouvellement arrivés, accompagnent le Père Chanel jusqu'à Singavé,afin de s'occuper des préparatifs du départ de la goélette.
Les trois prêtres célébrèrent la messe, le dimanche 12 mai, dans la maison construite pour l'apôtre de Foutouna, et ce sont les premières messes qui se disent dans cette partie de l'île. Les naturels y assistent en grand nombre.
Ce concours pour entendre la messe ne cesse point les jours suivants. La chapelle ne désemplit que pour se remplir de nouveau.
La veille de la Pentecôte, les missionnaires décident que la Reine-de-Paix ne retournera pas à Wallis, mais qu'elle appareillera pour la Nouvelle-Zélande. Ils sont aussi d'avis de donner à la fête de la Pentecôte toute la solennité possible, afin de frapper fortement les esprits. Ils décorent donc la chapelle avec tout le soin possible. Le Père Chanel dit (journal, 18 mai 1839) : « Le plus bel ornement, celui qui fait accourir les naturels pour l'admirer, est une robe qui a servi à orner la statue de Notre-Dame de Fourvière. Je prie instamment la Sainte Vierge de de point oublier cette circonstance. »
A la première messe de la Pentecôte, le petit orgue, que l'on avait apporté de la goélette, enthousiasmait les naturels, qui n'avaient jamais rien entendu d'aussi beau. Le Père Chanel écrit (Lettre au Père Convers, mai 1840.) : « Mes insulaires, furent singulièrement touchés de la majesté de nos cérémonies, de la grandeur et de la beauté de notre sainte religion, du zèle et de la charité de ses ministres. Les petits présents qu'on leur faisait, excitaient vivement leur reconnaissance, et l'on voyait souvent couler leurs larmes, surtout lorsqu'ils entendaient parler de l'intérêt qu'on leur porte en France et dans toute l'Europe. »
Sur le soir du même jour, la goélette lève l'ancre pour se diriger vers la Nouvelle-Zélande. « Nous nous donnons le baiser fraternel, en attendant ceux qui reviendront partager nos travaux (Journal, 19 mai 1839.). »
Le Père Epalle dit (Lettre du 30 janvier 1845). « Tout le temps que nous passâmes en la compagnie de notre vénéré confrère, nous fûmes comme à une école de piété, de douceur, de résignation et de bon conseil. Ni la longueur des courses, ni les difficultés des chemins, ni les habitudes sauvages des insulaires, ni les guerres fréquentes, qui divisaient la population, ne pouvaient ralentir l'ardeur de son zèle.
Au moment de notre séparation, nous pensâmes qu'en sa qualité de Provicaire Apostolique, il retiendrait pour auxiliaire quelqu'un d'entre nous, et s'aiderait, du moins un peu, des ressources pécuniaires qui ne nous chargeaient pas trop, il est vrai, mais que nous aurions volontiers partagées avec lui. Nous nous mîmes à sa disposition. « Le bon Dieu, nous répondit-il, m'est venu en aide jusqu'à ce jour, j'espère que son secours ne me fera point défaut. Il saura bien, quand il lui plaira, me donner un compagnon dévoué. Allez remplir, mes amis, la mission qu'il vous a donnée, et ne m'oubliez pas dans vos prières.
Nous l'engageâmes à accepter, au moins, quelque secours d'argent. « Mes bons amis, reprit-il, je vous remercie de vos offres obligeantes. La divine Providence est une trésorière en qui j'ai mis ma confiance, et dont les bontés envers moi n'ont jamais été plus sensibles qu'à Foutouna. » Le saint missionnaire renvoya au Vicaire Apostolique, qu'il envisageait, à son égard, comme l'interprète de la volonté divine, le soin de lui procurer un prêtre et les autres secours que le prélat jugerait convenables. »
Le Père Chanel avait reçu par ses confrères de nombreuses lettres d'Europe. Il ne put faire que quelques réponses. La plus importante est celle qu'il adresse, le 16 mai 1839, au Très Révérend Père Colin, supérieur général de la Société de Marie, pour lui rendre compte de sa mission. Elle commence ainsi : « C'est avec un plaisir vraiment indicible qu'après un séjour de dix-huit mois à Foutouna, avec le Fère Marie Nizier, je reçois enfin la visite du premier renfort d'ouvriers apostoliques que vous avez eu la bonté d'envoyer à notre secours. »
Après avoir exposé, en quelques mots, les principaux événements qui se sont passés, il continue : « L'île n'est pas encore chrétienne. Outre mon peu de zèle, il y a mille craintes et préventions à dissiper. Les naturels savent tous la manière dont on traite les nouveaux convertis de Tonga, Haapaï, Vavao, Fidji, Samoa, Sandwich, Taïti, etc. Nous avons beau leur dire que la religion catholique ne fait rien de semblable : des naturels, échappés des archipels voisins, nourrissent ces appréhensions.
Vingt baptêmes, dont trois d'adultes, tout le reste d'enfants, et tous en danger de mort, sont toute la moisson recueillie pendant dix-huit mois. Nous avons pourtant la consolation de voir les dispositions des naturels s'améliorer de jour en jour. Monseigneur n'étant point venu, au bout de six mois, selon qu'il l'avait dit, nous avons passé, le Frère Marie-Nizier et moi, pour des menteurs, ou comme deux hommes abandonnés. L'arrivée de nos confrères produit le meilleur effet possible dans l'esprit de tout le monde. On nous écoute avec plaisir. Tous veulent voir les nouveaux venus, et ne cessent de demander leurs noms. On voit des larmes rouler dans les yeux de quelques-uns, lorsqu'on leur parle de l'intérêt et de l'amitié que l'on a pour eux en France. Alors, ce sont des Malié Farani (les Français sont bons) qui n'en finissent plus. »
A une pieuse et charitable dame de Lyon, il écrit : « En déployant une pièce d'étoffe, que vous m'avez procurée pour vêtir mes chers sauvages, j'ai trouvé une lettre qui renferme une promesse et une demande : vous me promettez le secours de vos prières et l'envoi de quelques nouveaux dons ; je ne saurais trop vous en témoigner ma reconnaissance. Vous me demandez quelques images signées de ma main ; pour ne pas m'exposer à des sentiments de vanité, je vous envoie des images mais sans signature. Écrivez, à la place de mon nom, et ne vous lassez pas de répéter ces mots : Mon Dieu ayez Pitié d'un grand pécheur que vous avez envoyé à d'autres pécheurs. »
Monseigneur Bataillon dit : « Après le départ de nos confrères pour la Nouvelle-Zélande, un de nos premiers soins fut de construire une case un peu plus commode. Le roi donna volontiers son consentement, et les naturels nous aidèrent à l'élever. Nous l'environnâmes d'un treillis de bambous ; elle avait ses portes et ses fenêtres ; l'intérieur fut divisé en plusieurs pièces : la principale pouvait avoir huit pieds de long sur six de large et servait de chapelle.
Nous nous occupâmes aussi de la langue foutounienne, et nous traduisîmes tout ce que j'avais rédigé pour Wallis, en fait de doctrine, de prières et de chants religieux. Il me pria même, avec beaucoup d'instances, de composer un cantique en l'honneur de Marie, bien qu'à Wallis je n'eusse encore rien fait de ce genre. C'est une paraphrase libre de l'Ave Maria avec quelques pensées du Salve Regina. » Le Père Bataillon adressa ce cantique au Très Révérend Père supérieur général de la Société de Marie, comme le premier tribut de louanges payé à notre bonne Mère dans cette partie de l'Océanie.
Par la Reine-de-Paix, le Père Chanel avait reçu plusieurs caisses remplies de différents objets. Les deux apôtres profitent des circonstances pour distribuer des présents, qui font l'admiration des insulaires, et provoquent leurs nombreux remerciements. Le 30 mai, ils habillent complétement le roi, qui est tout content d'être comme un Européen.
Le petit orgue attire toujours de nombreux visiteurs.
Les deux missionnaires firent plusieurs courses dans l'île, pour s'informer s'il y avait des malades, visiter les habitants, et les instruire, en particulier ou en public. Toutes les fois que l'occasion se présentait, le Père Bataillon ne manquait pas d'annoncer la parole de Dieu.
Dans une lettre au Père Convers, de mai 1840 « Un jour (1er juin 1839), le Père Bataillon proposa au roi de brûler une multitude de divinités du second ordre, très redoutées à Foutouna et dans les îles voisines. Le roi et tous les chefs y consentirent, persuadés que nous ne serions jamais assez téméraires pour en venir à l'exécution. Mais, le lendemain, ces ridicules dieux, ou plutôt les objets consacrés à leur culte, furent publiquement livrés aux flammes. Les naturels, effrayés pour nous et pour eux-mêmes, se tenaient loin de l'incendie, et lorsque, aussitôt après, ils nous revirent au milieu d'eux, pleins de vie et de santé, ils ne savaient comment nous témoigner leur admiration et leur joie. Ce prodige fit tomber sensiblement le crédit des fausses divinités. Deux villages entiers demandèrent à être préparés au baptême ; le roi lui-même assura qu'il n'attendait, pour se convertir, que le moment où toute l'île se déclarerait en faveur de la religion catholique ; tous paraissaient heureux et dans les meilleures dispositions. »
Pensant, avec raison, que la conversion du roi entraînerait celle de l'île tout entière, les deux apôtres se concertèrent sur les moyens de l'obtenir à tout prix. Ils eurent avec le roi plusieurs entretiens ; celui du 11 juin fut plus long et plus sérieux ; mais le prince, quoique ébranlé, ne voulut point encore se prononcer.
Alofi ne fut point oubliée par les deux apôtres. Le 14 juin, ils eurent le bonheur de baptiser, dans cette île, un enfant en danger de mort.
En visitant Alofi, le Père Bataillon ne se lassait pas d'admirer les sites pittoresques qu'elle offre aux regards. Tout en contemplant les beautés de la nature, nos deux missionnaires ne pouvaient se défendre d'une grande tristesse, car ils rencontraient partout des traces d'habitation et voyaient l'île, autrefois si peuplée, devenue presque un désert.
Le Père Bataillon, après deux mois de séjour à Foutouna, repartit pour Wallis, le 4 juillet 1839. Il lui tardait de rejoindre ses chers catéchumènes, encore peu instruits, et qu'une plus longue absence pouvait décourager. Il partit, tout heureux d'avoir vu les beaux commencements de la mission de Foutouna. Il emportait pour l'humble compagnon de ses travaux, le Frère Joseph-Xavier, une lettre admirable du Père Chanel en date du 27 juin 1839.
En voici quelques extraits :
« Mon bien cher Frère,
J'ai la douce confiance que vous ne négligerez rien pour persévérer dans vos bonnes dispositions. Nous ne voulons tous qu'une même fin, qui est le ciel. Ne perdons pas notre temps à regarder de côté ; nous nous exposerions à manquer notre but. L'éternité sera passablement longue, pour nous délasser et nous remettre entièrement des peines de cette courte vie.
Nous avons parfois, ici, des furoncles, comme vous en avez à revendre ; ce sont des gouttières qui se font à notre prison. Quand les murailles en seront renversées, nous entonnerons l'hymne de notre délivrance.
Ma sœur Saint-Dominique a voulu prendre les devants pour aller au ciel avant moi ; elle y est montée aux environs de Pâques 1838. Je ne sais si elle ne me reprochera point un jour de ne l'avoir pas pleurée. Je lui dirai que je n'ai pu, malgré la tendre affection que j'avais pour elle.
Ma mission ne rencontre pas les mêmes obstacles que celle du Père Bataillon, mais elle n'en est pas plus avancée pour cela.
Ces épreuves me font bien augurer de la mission de Wallis. Ne vous lassez pas de prier et de seconder de tout votre pouvoir le zèle et les efforts du Père Bataillon. Vous voyez qu'il ne s'épargne pas. »
Les riches espérances des deux apôtres de Wallis et de Foutouna, devaient bientôt faire place à de mortelles inquiétudes. « Le démon, furieux de voir ces commencements du règne de Jésus-Christ, vint rallumer le feu de la guerre (Lettre au P. Convers, mai 1840.). »
Sémouou et Ouroui, ces deux hommes divins, à qui les vaincus avaient apporté des présents le 1er février, profitèrent d'une fête pour demeurer à Singavé et préparer la chute de Niouliki.
Pendant la nuit du 10 juillet, une troupe de jeunes gens de Singavé va par la montagne jusqu'à Touatafa, afin de se venger de deux hommes de Taïti, qui les ont trompés dans un marché. N'ayant pu réussir dans leur dessein, ils font feu, au hasard, sur ceux de Fikavi qui se trouvent là, et prennent la fuite.
Le cri de guerre retentit partout, et tout le monde est à l'instant sur pied. Les vieillards s'efforcent d'arrêter les jeunes gens qui veulent se porter au secours, ou à la rencontre des téméraires.
Vanaé, chef des vaincus, se croit redevenu jeune, et agit comme s'il avait retrouvé Fakarélikélé. Sémouou et Ouroui font parler leur dieu en sa faveur. La terre, disent-ils, vient de s'ébranler ; elle est dans l'attente des événements qui vont suivre. Ils recommandent, néanmoins, la prudence dans les démarches, afin de ne compromettre la vie de personne, et assurent que les trois divinités couvriront de leurs ailes les défenseurs de la patrie.
Le même jour, arrive de Fikavi, où le cri de guerre a rassemblé les vainqueurs, la nouvelle que la déclaration de guerre est acceptée.
Le Père Chanel se rend en toute hâte à Vaisé, et demande à Vanaé la signification de ce qui vient de se passer. Il ne s'agit, lui répond-il, que de la querelle des jeunes gens de Rotouma et de Taiti. Non complétement rassuré par cette réponse, il court à Poi et trouve les vainqueurs occupés à préparer le Para, grande couronne de plumes blanches, pour le roi Niouliki. La guerre est inévitable, et le missionnaire est seul à l'ignorer.
De plus en plus inquiet, il se rend au milieu des vaincus et leur fait comprendre les maux que la guerre amène avec elle, et le malheur de ceux qui meurent sans être chrétiens. (28 juillet.)
Vanaé le conduit dans sa maison. Quel n'est pas l'étonnement du Père, lorsqu'il aperçoit, à la place ordinaire du roi, un morceau d'étoffe, et, par-dessus, trois feuilles de cocotier ! Il apprend que cette cérémonie religieuse a pour but d'inviter Fakavélikélé à venir se reposer dans cette agréable verdure, (29 juillet.)
Le couronnement du roi des vaincus a lieu le 30 juillet. Dès le matin, les chefs et les vieillards se sont réunis dans sa maison.
Vanaé, couronné roi, fait distribuer un petit morceau de tape blanche à chacun des chefs, afin de les réintégrer dans leur ancienne dignité. Le kava est ensuite servi, selon le cérémonial réservé aux vainqueurs. On remercie Fakavilikélé d'avoir bien voulu quitter l'autre partie de l'île, pour se fixer dans celle-ci, en lui offrant un beau porc rôti, entouré de quelques corbeilles de taros. Après une abondante distribution de vivres, on chante et on danse jusqu'au soir.
Le lendemain matin, le cri de guerre rassemble tous les combattants.
Le Père Chanel, à qui personne n'a voulu donner l'explication des cérémonies du couronnement, parce que le roi l'a défendu, fait entendre les paroles ardentes que son cœur d'apôtre lui suggère. « Mais j'avais beau les supplier, les conjurer, les menacer de la colère divine, m'épuiser d'efforts pour leur faire comprendre les malheurs de la guerre ; on me répondait toujours : « Nous ne voulons pas être appelés vaincus, quand le grand missionnaire (Monseigneur l'évêque) viendra nous visiter. Aussitôt que nous serons vainqueurs, nous nous ferons tous chrétiens. » Pauvres aveugles ! Tandis qu'ils parlent ainsi, je les voyais d'autant plus animés au combat, qu'ils se croyaient sûrs de la victoire, à cause des nouvelles divinités passées dans leur camp avec les deux imposteurs (Lettre au P. Convers, mai 1840.). »
Le 2 août, revenu à Poï, il trouve les vainqueurs occupés à célébrer de leur côté des fêtes guerrières ; tout semble donc annoncer une guerre prochaine. Quelle inquiétude pour son cœur d'apôtre !
Toutefois les cinq jours suivants se passent sans incidents, et partout sont repris les travaux ordinaires.
Pierre Chanel en profite pour se reposer dans le travail et la prière. Il commence une neuvaine et une retraite, qui doivent se terminer le jour de l'Assomption.
Pendant cette trop courte trêve, les vaincus ont acheté des fusils, et, comptant sur la victoire, que leurs dieux promettent, ils marchent, le 10 août au matin, contre les vainqueurs réunis à Fikavi.
Bientôt les deux armées sont en présence, à Val, et ne sont plus séparées que par un petit torrent. Un moment elles hésitent à en venir aux mains. « Quelques coups de fusil de la part des vaincus engagèrent le combat et blessèrent plusieurs hommes de Niouliki Oublions nos blessés, dit aussitôt le roi, volons à la défaite de nos ennemis. Il s'élance, suivi de sa troupe ; mais les agresseurs soutiennent le choc avec tant de fermeté et de courage, que la victoire semble se déclarer pour eux. Niouliki et ses gens, sans se déconcerter, reviennent à la charge. Repoussés de nouveau, ils s'avisent d'attaquer l'ennemi de trois côtés à la fois. Cette manœuvre leur réussit. Lorsque les fusils ne peuvent plus servir, commence une lutte effroyable et une mêlée affreuse. La jeunesse de Singavé se débande la première, et les vieillards tombent pour la plupart, victimes de cette désertion.
On dit que Sam est resté le dernier sur le champ de bataille, sans s'apercevoir que ses amis avaient pris la fuite. Ne pouvant plus rien faire de son fusil, il s'en servit quelque temps pour parer les coups de lance des ennemis. De quatre lances dirigées contre lui, il en écarta trois; la quatrième lui blessa la jambe gauche. Il jeta son fusil, arracha la lance de sa blessure, et la renvoya avec plus de force qu'elle ne lui était arrivée. Il en arrêta quelques-unes au vol, qui retournèrent bien vite d'où elles étaient parties. Il se retira, lorsqu'on lui cria que Singavé était vaincu (Lettre au P. Bataillon, 7 septembre 1839.).
Dans la mêlée périrent le vieux roi Vanaé, qui s'était fait couronner avant le combat, l'un des deux imposteurs qui avaient été l'occasion de cette guerre, un Anglais récemment arrivé ici et partisan déclaré des vaincus, enfin la plupart des chefs subalternes de ce parti, qui s'étaient toujours montrés les principaux auteurs de la discorde. Il y eut vingt-quatre morts du côté des vaincus, et treize dans le parti des vainqueurs, nombres bien considérables pour la faible population de Foutouna (Lettre au P. Convers, mai 1840).
Nous étions, tous les trois, très tranquilles à Poï, et ne soupçonnions rien de ce qui se passait, lorsqu'un exprès nous arriva, tout essoufflé, de la part du roi, pour nous prier d'aller donner quelques soins aux victimes du combat. Nous y courons au plus vite, nous ne trouvons que morts et blessés, et des femmes, qui se couvrent en pleurant du sang de leurs maris, qui viennent d'expirer. »
« Pendant que nous pansons les premiers blessés, survient le roi soutenu par l'une de ses femmes et l'une de ses filles. Un coup de lance lui a labouré le corps d'une épaule à l'autre. Cette grande, mais non dangereuse blessure le laisse triste et résigné en même temps. Pour le réconforter, nous lui présentons des eaux de senteur et quelques gouttes de l'élixir de la Grande-Chartreuse (Lettre au P. Bataillon, 7 septembre 1839.). »
« Je me hasarde à donner le baptême à deux hommes, qui expirent après qu'on leur a arraché le bout de lance qu'ils ont dans le corps. Les vainqueurs, qui sont à Singavé, enlèvent tout ce qui leur tombe sous la main (Journal, 10 août 1839.). »
« Parmi les blessés se trouvait le frère du roi vaincu. Il était déchirant de voir son épouse recueillir dans ses mains le sang qu'il perdait par une large blessure, et se le jeter sur la tête en poussant des cris affreux. Tous les parents des blessés recueillaient ainsi jusqu'à la dernière goutte de leur sang, en léchant les feuilles des arbustes, et jusqu'aux herbes qui en étaient teintes.
La nuit approchait ; nous avions rempli, le Frère et moi, notre ministère de charité. Accablés de douleur et de fatigue, nous allâmes nous asseoir sur le sable, au pied d'un cocotier. De là, j'entendais encore les lamentations des parents de ceux qui avaient péri. Je ne faisais moi-même que gémir, élevant vers le ciel mes mains suppliantes pour ce peuple, devenu mon peuple, et dont le salut m'est confié. Qu'elles sont longues les nuits des tropiques, dans ces moments de douleur ! Après avoir un peu sommeillé de lassitude, nous fûmes éveillés par le bruit de nos insulaires, qui transportaient les cadavres dans la vallée voisine. Tous les morts y furent enterrés, à l'exception du roi, que son épouse fit inhumer ailleurs, et de l'homme qui avait un dieu ; les vainqueurs l'emportèrent dans une de leurs vallées. Nous donnâmes nous-mêmes la sépulture à l'Anglais, dans le lieu où il avait succombé. Puisse-t-il avoir trouvé grâce devant le Seigneur (Lettre au P. Convers, mai 1840.). »
Le zélé missionnaire multiplia ses visites aux blessés pendant les jours qui suivirent le combat.
Sur son conseil, Sam, sa femme et le jeune chef de Rotouma s'embarquent pour mettre leur vie en sûreté. Sam, arrivé à Wallis, eut le bonheur de recevoir l'instruction chrétienne. Il n'oublia jamais le Père Chanel, et, quand il apprit sa mort, il la pleura pendant trois jours.
Pour la pacification de l'île, il restait à faire descendre les vaincus de leur forteresse. La chose n'était pas facile. Les vainqueurs, en grand nombre, ne cachaient pas leur intention de massacrer la plupart des vaincus. Le Père Chanel, en l'apprenant, conjura le roi de ne pas le permettre. Niouliki ne put résister à ses instances ; il assura qu'il ne leur serait fait aucun mal, et tint parole.
Dès que sa blessure lui permit d'aller à Singavé, il s'y transporta avec les principaux chefs. Pierre Chanel les accompagna, et, dès son arrivée, exhorta les vaincus à faire leur soumission, pour éviter de plus grands maux.
Cette soumission s'opéra peu à peu, et la réconciliation fut complétement achevée avant la fin du mois. Un repas, suivi de danse, réunit les vainqueurs et les vaincus.
Le Père Chanel en éprouva une immense joie. Il espérait que désormais, grâce à la paix, l'œuvre de Dieu ne rencontrerait pas d'obstacle, et il se promit de redoubler de zèle et d'ardeur.
Le premier soin de Pierre Chanel fut d'écrire au Père Bataillon, à Wallis, pour lui raconter la malheureuse guerre qui venait de désoler son pauvre petit Foutouna.
Il lui dit : « Le diable, qui travaille votre île pour y retarder, autant que faire se pourra, le triomphe de la foi, n'a rien épargné pour porter le dernier coup au pauvre petit Foutouna.
Il est bien possible que les persécutions de votre roi aient un effet tout différent de celui qu'il se propose. Tant qu'il agira de la sorte, on parlera de la religion dans l'île ; en en parlant, on l'examinera ; l'examen aura d'heureux résultats, soyez-en sûr.
Je vous félicite de compter déjà, parmi vos catéchumènes, des confesseurs de la foi. Vous n'avez pas manqué de leur dire qu'ils ne sont pas les premiers à souffrir pour le nom de Jésus-Christ. Vous pouvez dire à Vaïmotoukou que je voudrais bien couvrir de mes baisers les endroits de son corps où le roi Lavéloua l'a frappé. Puisse ce jeune naturel mériter, par sa persévérance, que ces coups soient un jour dans le ciel autant de perles qui brillent sur son corps ! Je sais que le Seigneur est riche en miséricorde et qu'il peut bien, malgré les obstacles actuellement existants, se servir de votre jeune chef pour le bien de la religion.
Vous faites prudemment de ménager votre roi, afin qu'il ne voie en vous qu'affection et égards. Lorsque Monseigneur aura passé, vous pourrez essayer de le serrer de plus près, pour savoir si enfin il consentira à se rendre à la grâce, qui doit pourtant le poursuivre. »
Une pirogue tongienne, poussée par des vents contraires, avait abordé à Wallis. Les naturels venus sur cette pirogue, s'étaient montrés dociles aux enseignements du Père Bataillon. L'apôtre de Foutouna les avait vus pendant son séjour auprès de son confrère ; aussi l'annonce de la conversion de leur chef le transporte-t-elle de joie.
« La nouvelle de la conversion de Toupounéiafou m'a attendri jusqu'aux larmes. Que le bon Dieu daigne le fortifier dans sa foi ! Que de biens vont résulter de son exemple ! Je regarde les soins que vous donnez à ce bon chef et à toute sa famille, comme donnés à une mission tout entière.
Vous rappelez-vous que nous disions, lorsque j'étais auprès de vous, qu'il ne manquait à cet homme que d'être chrétien ? Si son âge, ou plutôt ses infirmités, et plus exactement la volonté du bon Dieu, ne lui permettait pas d'ouvrir la porte aux missionnaires catholiques dans Tonga et tout l'archipel, j'ai la douce confiance qu'il aura dans ses enfants des héritiers de ses heureuses qualités, et que, tôt ou tard, quelques-uns d'entre nous iront arracher à l'hérésie une terre qu'elle ne saurait rendre parfaitement heureuse (Lettre au P. Bataillon, 7 septembre 1839.). »
La pensée de Pierre Chanel s'est réalisée. Le Père Chevron, désigné pour fonder la mission de Tonga, rapatria la petite colonie tongienne, et il trouva en elle l'appui et la consolation dont il avait besoin, en face de difficultés sans nombre.
A une lettre qu'il a reçue des élèves du petit Séminaire de Belley, il répond :
« Mes très chers amis,
Je bénis la Providence de vous avoir choisis, préférablement à tant d'autres, pour vous placer dans une maison que la Sainte Vierge s'est choisie, et qui est pour moi une autre maison paternelle.
Oh ! Que nos petits sauvages vous porteraient envie, chers amis, s'ils pouvaient connaître et apprécier les tendres soins qui vous entourent ! Vingt-un mois viennent de s'écouler depuis que je suis parmi eux. Les difficultés de leur langue ont retardé leur bonheur et le mien. Ce n'est jamais sans une vive émotion que je vois accourir une multitude de petits sauvages, à l'entrée des villages que je vais visiter, et qui crient en battant des mains : C'est Pierre qui arrive : Pitero ka haou. Tous aiment la France, et désirent y aller. Tous veulent avoir des noms français. Un jour viendra que je leur donnerai les vôtres, qui se trouvent au bas de votre jolie lettre.
Gardez-vous bien, mes chers amis, de regretter les missionnaires que vous voyez partir pour l'Océanie.+ L'unique regret qui vous soit permis, est celui de ne pas les voir partir en plus grand nombre. Combien d'âmes pour le salut desquelles nous sommes arrivés trop tard ! Combien d'adultes n'ai-je pas eu la douleur de voir mourir sans pouvoir leur enseigner les vérités nécessaires pour aller au ciel ! J'ai été plus heureux auprès des enfants en danger de mort : le saint baptême leur suffisait ; j'ai eu la consolation d'ouvrir le ciel à plusieurs. Un certain nombre d'adultes sont également morts avec la grâce du saint baptême ; mais ce n'a été que lorsque j'ai pu les instruire des principaux mystères de notre sainte religion. Le nombre total jusqu'à ce jour n'est que de trente ; il serait plus grand, si plusieurs n'étaient pas morts sans que je fusse instruit de leur maladie./
Je vous félicite, mes chers amis, d'avoir choisi la très Sainte Vierge Marie pour votre mère, et d'être plus fiers de ce titre de noblesse que de tous les autres. Gardez-vous donc bien de mettre cette bonne Mère, la plus tendre, sans contredit, de toutes les mères, dans la cruelle nécessité de vous désavouer pour ses enfants. Vos bons maîtres vous avertissent, tous les jours, de ce qui pourrait vous attirer ce grand malheur.
Pour preuve de ma bonne volonté et de mes ardents désirs pour votre bonheur, j'ai laissé, pendant tout le mois d'août, votre lettre signée de tous vos noms, placée sur le pauvre autel où j'ai le bonheur d'offrir le saint sacrifice de la messe, et tout près d'une image de la très Sainte Vierge.
Nous aurons des nouvelles consolantes à vous envoyer, si vous avez la bonté de nous continuer le secours de vos bonnes prières.
Je prie le Dieu de toute bonté de répandre sur vous tous, mes bien chers amis, et sur tous ceux qui, par la suite, iront grossir votre nombre, ses plus riches bénédictions.
Efforcez-vous de dédommager, par votre bon esprit et votre constante docilité, vos excellents maîtres de leur tendre sollicitude et des soins empressés qu'ils vous prodiguent.
Je vous embrasse tous bien tendrement dans les cœurs de Jésus et de Marie.
L'un de vos frères aînés,
CHANEL, Provicaire apostolique. »
Le zélé missionnaire ne cessa jamais de demander des prières. C'est sur elles qu'il a toujours compté pour le succès de son apostolat. Il écrit au Père Séon : « Il n'y a que les bonnes prières qui puissent donner de la vie à notre ministère auprès de nos pauvres sauvages. Sans ce secours, tous nos efforts seront vains et stériles. Que les âmes ferventes qui s'intéressent aux succès de nos faibles travaux redoublent donc leurs vives instances auprès du souverain Maître des cœurs. » Et c'est là comme un refrain qui revient dans chacune de ses lettres.
Tant de travaux et de prières commençaient à toucher les cœurs des Foutouniens. Les lettres de l'apôtre à cette époque en font foi.
Il écrit à un ami : « L'île n'est pas encore chrétienne ; mais, outre le petit nombre de catéchumènes prononcés, j'ai eu la consolation d'ouvrir le ciel à quelques âmes, et ce qui me porte à bien espérer pour la suite, c'est que les naturels ont presque tous peur de mourir sans être baptisés. Ils me questionnent souvent sur le sort des âmes de ceux qui viennent de mourir dans la dernière guerre. Ils paraissent tout consternés, lorsque je leur dis que ceux-là seulement qui sont baptisés ou désirent sincèrement l'être, pourront aller au ciel, et que parmi tous ceux qui sont morts, je n'en ai pu baptiser que trois (Lettre à M. Vuillod, 27 novembre 1839.). »
Dans une lettre au Père Bataillon, le 7 septembre 1839 : « Les naturels me paraissent bien disposés pour la plupart. Longoasi, en particulier, y met du zèle. Les filles savent bien les cantiques et l'abrégé du catéchisme. »
Il le note avec bonheur sur son Journal, le 11 septembre 1839 : « Plusieurs jeunes gens m'entourent, à la tombée de la nuit, pour parler religion » (10 septembre). « Quelques vieillards, à la vue de mon crucifix, m'adressent plusieurs questions, qui me font entreprendre un petit abrégé de l'histoire sainte et de la rédemption des hommes. Le soir, je suis arrêté par quelques jeunes gens, qui me demandent une petite répétition du cantique que l'on chantait dans la maison de Sam. Les désirs que l'on me manifeste, me paraissent d'heureux indices. »
L'affection qu'il inspirait à tous rendait les baptêmes plus faciles. Les chefs eux-mêmes faisaient baptiser leurs enfants, lorsqu'ils étaient en danger de mort. Au 18 septembre, il y a cette note importante : « Je vais visiter les enfants malades ; j'en baptise un, fils de Mousoumousou, à qui je donne le nom de Joseph de Cupertin (Journal, 18 septembre 1839.). » Nous verrons le roi lui-même consentir au baptême de l'un de ses fils.
Tous, par malheur, ne se prêtaient pas au ministère de charité du zélé pasteur. Mousoulamou atteste dans le procès apostolique « que le Bienheureux est allé auprès de lui pour lui enseigner la religion catholique, et lui apprendre l'existence d'un seul Dieu et l'inutilité de tout ce qu'ils faisaient. Il m'a aussi supplié de lui laisser baptiser mon fils. Je le lui ai refusé, car j'étais insensé, et je ne connaissais pas encore la signification de ce rite. »
Ce ne fut pas le seul cas, comme nous le savons par le Journal et par le Frère Marie-Nizier. Mais qui n'admirerait, avec le bon Frère, le zèle et la charité de l'apôtre de Jésus- Christ ? « Lorsque des malades l'insultaient et refusaient d'entendre ses instructions, presque toujours il m'envoyait leur faire visite, en me disant : Ils auront peut-être moins d'aversion pour vous. »
Cette pieuse substitution réussit en plusieurs circonstances. Les parents d'une jeune fille, malade depuis quelque temps, n'avaient pas permis au Père Chanel de la baptiser. Comme elle n'était pas en danger, il n'avait pas trop insisté. Pendant son absence, on vint prévenir le Frère que la maladie faisait des progrès. « Je commençai, dit-il, par me munir d'une fiole d'eau bénite. En arrivant à la maison, je fus assez stupéfait de la trouver remplie de monde, et surtout de femmes, car je regardais ces dernières comme capables de mettre les plus grands obstacles à la bonne œuvre que j'avais dessein d'exécuter. Néanmoins, pour éloigner des spectateurs tout soupçon de l'action que je voulais faire, je ne parlai aucunement de religion. Sans cette précaution, mes moindres mouvements eussent été scrupuleusement et continuellement épiés. Encore un trait de la Providence : les parents de cette enfant ne voulaient point la laisser baptiser, et sa mère elle-même m'invita à aller m'asseoir à côté de la malade. Quelle joie commença à s'emparer de mon cœur ! » Le Frère profita d'un moment favorable pour lui donner le baptême.
Dans une lettre du même Frère : « Il faut que je vous fasse participer à ma joie, en vous apprenant que j'ai eu le bonheur de faire six baptêmes, deux d'adultes et quatre d'enfants, pendant le temps que je suis demeuré avec le Père Chanel. Tous sont morts. Voilà, il faut l'espérer, six intercesseurs de plus pour moi dans le ciel (Lettre à un bienfaiteur.). »