Saint Pierre Chanel (cinquième partie) |
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Fête | 28 avril, mémoire facultative | ||||||||||||||||||||||||
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Naissance | 12/07/1803 | ||||||||||||||||||||||||
Mort | 28/04/1841 | ||||||||||||||||||||||||
Saints contemporains |
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Hommes contemporains |
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Un grave incident préoccupa à juste titre le Père Chanel et ses deux compagnons, au mois d'octobre 1836. Depuis la fin de la guerre, Niouliki avait quitté Poï pour se fixer à Tamana. Cette conduite, blâmée par plusieurs chefs, donnait lieu à divers commentaires ; les uns prétendaient qu'il voulait se concilier l'esprit des vaincus, en demeurant plus près d'eux et de leurs parents ; d'autres pensaient que, ne pouvant plus supporter les paroles du zélé missionnaire, il avait voulu s'éloigner de lui. Depuis la victoire de Vai, qu'il attribuait à son dieu Fakavélikélé, il saisissait toutes les occasions de signaler son attachement aux pratiques superstitieuses de l'île. Mais, jusqu'à ce jour, il n'avait rien changé dans sa manière d'agir envers Pierre Chanel, et on aurait dit que leur ancienne amitié n'avait subi aucune altération.
Le 16 octobre, Niouliki passe deux fois par Poi, et, contre son habitude, il n'entre point dans la case du Père Chanel. Quel peut être le motif de cette conduite, qui est remarquée et dont les conséquences peuvent être graves ? L’apôtre désire le connaître, si c'est possible ; il envoie donc, le lendemain, le Frère Marie-Nizier et Thomas à Fikavi, sous le prétexte d'acheter de l'huile, mais en réalité pour sonder les dispositions du roi. « Sa Majesté leur fait bon accueil, malgré la crainte que nous avions qu'elle ne fût fâchée contre nous, à cause de la guerre que nous faisons aux divinités de l'île (Journal, 17 octobre 1839.). »
Trois jours après, le roi n'oublie point de visiter le Père Chanel ; mais c'est pour lui annoncer un acte de superstition. « Le roi vient nous voir, et emporte avec lui un de ses vêtements pour l'offrir à un Atoua-mouri, afin qu'il rende la santé à l'un de ses petits-enfants. Mes observations paraissent lui faire quelque impression, mais il croit encore devoir céder à la coutume (Journal, 20 octobre 1839). »
Sa pensée restant ignorée du peuple, les manifestations favorables à la religion chrétienne devenaient plus nombreuses. Malingi lui-même, son premier ministre, ne craignait pas d'exprimer publiquement ses sentiments. Ainsi, le même jour (20 octobre), dans une fête, il parla très bien en faveur de la religion, et dit que toute l'île n'attendait plus que le roi. Plus tard, étant tombé malade, il se trouva bien des soins que le Père Chanel lui donna. Vaincu par sa bonté et sa charité, il finit par déclarer que, si le roi le permettait, toute l'île serait de suite catholique (3 décembre 1839).
Amener Niouliki à se prononcer ouvertement en faveur de la religion, tel était le but essentiel. L'apôtre de Foutouna l'avait compris depuis longtemps ; mais, hélas ! Le succès devenait de plus en plus difficile. La dernière victoire avait enflé d'orgueil le cœur du roi ; il venait d'apprendre qu'à Wallis le roi Lavéloua ne voulait point se convertir, et il croyait bien faire en l'imitant.
L’apôtre écrit : « Un vieux chef, qui hésitait entre les deux partis, a fait le voyage de Wallis. Il en est revenu plein d'histoires sur la religion ; il est forcé d'avouer, il est vrai, que bientôt l'île de Wallis sera chrétienne ; mais il prend un satanique plaisir à raconter la manière dont les naturels massacrèrent les catéchistes de Nioua, qui étaient allés préparer les voies aux missionnaires méthodistes, et la conduite actuelle du roi Lavéloua à l'égard des catéchumènes du Père Bataillon. Il a promis de faire tous ses efforts pour empêcher que l'île de Foutouna ne suive l'exemple de celle d'Ouvéa (Wallis). Je m'aperçois, en effet, qu'il cherche à tenir parole. Mais, si le moment des divines miséricordes est arrivé pour cette petite mission, que pourra-t-il faire ? (Lettre à Mgr Devie, 31 octobre 1839.) »
Ce vieux chef exerçait une grande influence sur l'esprit de Niouliki. Ce fut, sans doute, d'après ses conseils, que le roi cessa d'envoyer régulièrement des vivres. Le Frère Marie Nizier dit :« Pour garder les apparences, il chargeait de temps en temps un membre de sa famille de nous porter quelques taros. Aussi la faim se fit plus d'une fois sentir. Apprenant que des jeunes gens, par commisération, nous apportaient quelque chose à manger, il défendit à qui que ce fût de prendre soin de nous. Il alléguait pour raison que nous étions ses blancs, et que c'était à lui de nous nourrir.
Le Père Chanel, qui, dès le principe, vit où aboutirait cette nouvelle conduite du roi à notre égard, prit le parti le plus sage : nous travaillerions de nos propres mains, pour pourvoir à notre subsistance. »
Ce travail, il le commence le 21 novembre. « Quelques naturels viennent nous aider à faire une clôture et à défricher un champ de bananiers. J'essaie de les encourager en leur donnant un petit coup de main (Journal, 21 novembre 1839.). » Il continue ce travail les jours suivants, et le poursuit jusqu'à sa mort.
Le Frère Marie-Nizier dit : « Mai pour atteindre le jour où nous devions nous nourrir des fruits cultivés à la sueur de notre front, que d'obstaclesv! Nous n'avions pas la force qu'exigent des travaux de ce genre. Notre faiblesse, le manque de nourriture, l'aggravait encore. Que l'on ajoute à cela la chaleur brûlante du soleil des tropiques, telle qu'elle sévit à Foutouna, et l'on aura une idée de notre nouvelle position. Le Père Chanel, quoique faible, put supporter plus courageusement que moi ces différentes fatigues ; il travaillait souvent tout seul à cultiver le terrain qui nous avait été cédé, pendant que j'étais occupé à des travaux moins pénibles à la maison.
Une chose qui a toujours été pour moi un sujet d'étonnement et d'édification dans ce bon Père, c'était de le voir, harassé de fatigue, brûlé par les ardeurs du soleil, n'ayant souvent presque rien à manger, revenir de ses travaux aussi gai, aussi joyeux que s'il eût eu tout à souhait, et cela non point une fois, mais tous les jours.
Ni ces obstacles, ni ceux qui ont suivi, n'ont jamais ébranlé, même pour un instant, le courage du Père Chanel. Sa confiance en Dieu était sans bornes. Dans ces moments d'épreuve, je lui ai entendu dire : Le moment des miséricordes n'est pas encore arrivé. Pour le hâter, il ordonnait de fréquentes neuvaines. Son humilité le faisait se regarder lui-même comme un obstacle à ce moment désiré, car un jour il m'indiqua le commencement d'une neuvaine : Faisons-la, dit-il, pour que le bon Dieu veuille ôter ceux qui sont un obstacle à la conversion de l'île. Si c'est moi, eh bien ! Il n'acheva pas, mais j'avais compris. »
Le Père Chanel avait été frappé d'une parole du fondateur de la Société de Marie. Quand de grandes difficultés surgissaient contre la congrégation naissante, le Très Révérend Père Colin disait avec assurance : La Société va faire un pas. L'apôtre de Foutouna, au milieu des épreuves de tout genre et des oppositions toujours croissantes, répétait souvent au Frère Marie-Nizier la parole du saint fondateur : La religion va faire un pas en avant. Et son courage semblait grandir avec sa confiance en Dieu. Les témoins entendus lors du procès apostolique, attestent d'une voix unanime que rien ne put jamais l'ébranler.
Le Bienheureux a obtenu qu'on l'avertisse plus souvent lorsqu'il y a des malades ; aussi, n'écoutant que son zèle pour le salut des âmes, il multiplie ses visites auprès d'eux, se concilie la bienveillance de ceux qui l'entourent, leur annonce quelques vérités de l'Évangile, et voit avec bonheur ses efforts couronnés de succès.
L'un des fils du roi, malade depuis quelques jours, avait été porté auprès de différents dieux, et en particulier auprès de Faréma, le chef des vaincus, récemment revenu de Wallis ; mais le mal empirait, et le dénouement fatal approchait. Le Père Chanel n'épargnait pas ses visites, et obtint enfin la permission de le baptiser. Il résolut d'administrer le sacrement d'une manière solennelle, afin de frapper l'esprit de Niouliki et d'avoir l'occasion de lui expliquer nos saints mystères. « Je pars, aux environs de midi, pour Tamana, avec tous les objets nécessaires au baptême du fils du roi. Ayant obtenu l'agrément de la mère, je demande celui du roi. Tous les deux y consentent volontiers. Je me revêts de mon surplis, d'une étole, et, après une petite prière faite à genoux, la cérémonie commence. Tous les objets nécessaires paraissent exciter leur curiosité. J'ai donné le nom de Marie Théodore à ce petit bienheureux. Le peu de mots que je dis au roi et à toutes les personnes assemblées, ont paru leur faire plaisir (Journal, 9 novembre 1839.). »
Cependant Niouliki n'abandonnait point ses superstitions. Le lendemain, il va porter à quelque divinité un doigt de son beau-père, pour demander la guérison de son fils ; et quand l'enfant meurt, le 14 novembre, il se frappe, se couvre de sang, et renouvelle les jours suivants cette scène barbare.
Le jour même de la mort du fils du roi, le Père Chanel trouve de l'empressement à s'instruire de la religion ; plusieurs paraissent décidés à manger les poissons et les oiseaux tapous, c'est à-dire à renoncer à leurs traditions superstitieuses. Non seulement il baptise une petite-fille du roi, mais il demande à faire les funérailles de cette enfant, selon les rites prescrits par l'Église.
« Je demande l'agrément du roi, qui paraît heureux de me l'accorder. La cérémonie fait cesser tous les cris et tarit toutes les larmes. Plusieurs nous disent ensuite que c'est bien beau et qu'ils désirent être enterrés de la même manière (Journal, 9 décembre 1839). »
Néanmoins la foi n'atteint encore ni les chefs ni la masse du peuple, qui restent attachés à toutes leurs superstitions.
Une sécheresse persistante menaçant les productions de l'île, le roi et quelques chefs tiennent conseil à Tamana et décident de bâtir une maison à Fakavélikélé, afin que la pluie arrive et que la récolte du fruit à pain soit belle. En vertu de cette décision, « les ouvriers les plus habiles de chaque village se réunissent à Poi. Ils sont tout étonnés que je ne vienne point au milieu d'eux, soit pour examiner leur travail, soit pour leur prêter mes outils. Je leur fais dire qu'ils ne travaillent pas pour le vrai Dieu et que mes outils ne doivent pas travailler pour le diable (Journal, 2 décembre 1839.). »
La pluie demandée à Fakavélikélé ne vient pas. Le 19 décembre, le Père Chanel passe par Tamana et commence à dire quelques mots d'édification. Le roi quitte la maison le premier. « Ceux qui restaient m'ont prié de demander la pluie à Jéhovah, ajoutant que leurs dieux sont trompeurs ; que, s'il pleut, ils sont prêts à me porter en triomphe sur leurs bras. Je leur recommande de ne pas plaisanter sur le vrai Dieu, mais de se convertir sincèrement à lui (Journal, 19 décembre 1839). »
Au commencement de l'année 1840, l'apôtre de Foutouna avait acquis une connaissance complète de la langue de ses chers insulaires ; dès lors, il joignit à la prière le ministère de la parole. Les témoins entendus dans le procès apostolique affirment tous qu'il se livra avec une grande ardeur à l'œuvre de la prédication de l'Évangile, et qu'il parcourut souvent les divers villages de Foutouna, annonçant partout la vraie religion. Mais le démon ne manqua pas d'opposer une vive résistance à l'homme de Dieu et suscita contre lui une véritable persécution, qui alla croissant de jour en jour et ne se termina qu'avec la mort de l'apôtre.
Cette persécution commence au mois de février 1840. Un enfant vient se réfugier dans la case du missionnaire pour se soustraire à la colère de ses parents. Ceux-ci veulent l'emmener et s'efforcent de l'indisposer contre la religion. Le Père Chanel leur signifie que leur fils est parfaitement libre, mais qu'il ne permettra jamais qu'on en vienne à des actes de violence dans sa propre maison.
Quelques Foutouniens profitent de la froideur du roi à son égard pour se donner le plaisir de le molester et de l'importuner jusque dans sa propre case. Le roi consulté donne au Père Chanel toute autorité pour chasser de sa maison ceux qui viennent l'inquiéter et l'importuner.
Mais les courses nombreuses, le travail continuel et une nourriture insuffisante, épuisent la faible santé de l'apôtre. Au commencement de mars, il est obligé de se priver, plusieurs jours, du bonheur de dire la sainte messe. Néanmoins, il ne s'arrête que lorsque ses forces le trahissent ; et, dès qu'elles sont un peu revenues, il recommence ses courses, annonçant partout la parole de Dieu, en public ou en particulier.
Combien vif est son désir de convertir le roi ! Il profite de toutes les occasions pour l'instruire. Le 17 mars, ce prince apporte une charge de taros et s'arrête pour faire aiguiser son herminette. Saisissant le moment où ils sont seuls, le Père lui parle de la religion. Niouliki ne lui ouvre pas entièrement son cœur ; il se contente de répondre que c'est une bonne chose de faire chrétiens ceux qui désirent l'être.
Mais plusieurs faits ne tardent pas à prouver au Père que la parole du roi n'exprimait pas ses vrais sentiments. Le lundi de Pâques, 20 avril, il va donc le trouver à Tamana et traite avec lui la question de la religion ; le roi paraît l'écouter avec plaisir. Mais de ce sentiment à la conversion il y avait loin ; par prudence cependant le Père ne fit pas de plus vives instances.
Malgré les mauvais procédés dont on usait à son égard, plusieurs jeunes gens s'attachaient à lui de plus en plus. Il écrit au Père Convers en mai 1840 : « J'ai un certain nombre de catéchumènes ; plusieurs ne peuvent encore se prononcer ouvertement, mais ils tiennent ferme contre les obstacles qu'ils rencontrent dans leurs familles. » L'un d'entre eux, nommé Maïtaou, vint même demeurer avec lui, le jour de l'Invention de la sainte Croix.
Ce courage des catéchumènes, qui bravaient la raillerie et la colère de leurs parents (3), était pour lui un grand sujet de consolation.
Telle était la situation, quand la Providence lui ménagea une joie d'autant plus vive qu'il ne l'attendait pas. Le 16 mai, un navire lui amenait le Père Chevron et le Frère Attale. Avec empressement il courut à Vélé pour les embrasser et avoir des nouvelles de Wallis, de la Nouvelle-Zélande et de la France !
Le Père Chevron était envoyé par Mgr Pompallier, pour demeurer alternativement avec les deux missionnaires deWallis et de Foutouna. Il venait de Wallis, après avoir traversé les archipels de Viti et de Tonga, non sans avoir couru de grands dangers. Il avait laissé le Père Bataillon au milieu de huit cents catéchumènes, aux prises avec la plus forte tempête que l'enfer eût encore déchaînée contre lui, et qu'il regardait comme la dernière. Avec quel intérêt le Bienheureux recevait ces nouvelles ! Comme il bénissait le Seigneur du bien qui se faisait à Wallis !
Le nouveau missionnaire apportait une lettre de Monseigneur Pompallier adressée aux Pères Chanel et Bataillon et aux Frères. Marie-Nizier et Joseph-Xavier, pour leur exprimer sa douleur de n'avoir pas encore pu les visiter.
Le Vicaire Apostolique n'avait point oublié le roi des vainqueurs. « J'ai fait appeler ce soir, écrit le Père, le roi Niouliki pour lui donner lecture des lettres que Monseigneur Pompallier lui a adressées. Il m'a dit que son île allait se faire chrétienne, que maintenant on écouterait mes instructions. Oh ! Combien je souhaite qu'il en soit ainsi pour le bonheur de ces pauvres insulaires (Lettre à Monseigneur Devie, 16 mai 1840.). »
La goélette qui avait amené le Père Chevron et le Frère Attale, devait repartir le lendemain. Le Père Chanel passa la nuit à préparer ses lettres.
Il écrit au Très Révérend Père Colin le16 mai 1840 : « La goélette qui vient d'arriver de la Nouvelle-Zélande, ne me procurera pas encore cette fois l'ineffable consolation de voir Monseigneur, notre digne Vicaire Apostolique. Cependant, je suis dans l'impossibilité de vous exprimer la joie que j'éprouve de recevoir enfin un confrère pour m'encourager par son zèle et par sa présence. C'est le Révérend Père Chevron qui m'est échu en partage. Le Frère Attale est avec lui (2). »
Dans une lettre au Père Convers de mai 1840 : « Je vous suis très reconnaissant de l'intérêt que vous voulez bien prendre à mes peines. Il est vrai qu'en quittant la France, pour venir presque à ses antipodes, je n'ai pas quitté la vallée des larmes ; mais ici, comme en France, Dieu connaît ceux qui sont à lui, et les fait surabonder de joie au milieu de leurs tribulations. Son œuvre n'est pas encore très avancée dans notre petite île ; cependant, grâce aux prières des pieux associés de la Propagation de la foi, il me semble que nos efforts ne tarderont pas à être couronnés d'un plein succès. »
Parmi les causes qui ont paralysé ses efforts, l'apôtre signale surtout ses péchés et son peu de zèle. Il mentionne ensuite le retard de Monseigneur à les visiter ; le contrecoup à Foutouna des luttes du Père Bataillon à Wallis ; la crainte des indigènes de se prononcer avant leur roi ; enfin la conduite de Niouliki, qui paraît singulièrement redouter le qu'en dira-on de ses insulaires, s'il rejette un dieu qui réside en sa personne et qu'il leur a dit si souvent être puissant et terrible. Il en coûte beaucoup au roi d'avouer aujourd'hui à son peuple que tout cela n'était que duperie : c'est un obstacle très sérieux à sa conversion, car l'amour-propre et le respect humain exercent leur tyrannie jusque sur les sauvages.
Il ajoute avec une charité qu'il est impossible de ne pas admirer : « Je n'ai qu'à me louer du bon caractère des insulaires au milieu desquels je me trouve (Lettre au P. Colin, 16 mai 1840). » « Le peuple de Foutouna est très hospitalier. Il n'est pas enclin au vol, comme le sont la plupart des naturels de l'Océanie. Quelques Européens, que j'ai vus ici, m'ont assuré que mes insulaires deviendraient les meilleurs chrétiens de l'Océanie, dès qu'ils seraient convertis à la foi. Puissent-ils avoir prophétisé vrai !
Priez donc toujours, mon révérend Père, afin que la parole de Dieu ne soit pas stérile dans nos bouches. Priez pour tous les peuples de l'Océanie. La moisson est abondante, mais le nombre des ouvriers est bien petit. Des contretemps ayant forcé le Père Chevron, qui est venu me voir, à débarquer aux îles Fidji et Tonga, il a montré aux sauvages la charité et le dévouement du prêtre catholique. Tout son extérieur et, en particulier, la vue de son crucifix ont paru les frapper. Plusieurs se sont écriés: Celui-là doit être un bon missionnaire. Que le temps me semble favorable pour pénétrer dans ces archipels, dont nous sommes si voisins ! Les méthodistes les parcourent et nous ont devancés partout. Ah ! Dieu connaît mes désirs ! Que je braverais volontiers les hasards de la mer et les dangers des persécutions ! Mais nous sommes en trop petit nombre.
Mon révérend Père, frappez à la porte du cœur de Marie, et vous en ferez sortir des essaims de missionnaires. Quand mes sauvages me demandent s'ils auront encore, après nous, de ces bons Farani (Français) pour demeurer avec eux, je leur réponds : Pour nous, nous sommes mortels, nous irons au ciel recevoir notre récompense ; mais notre mission ne périra pas ; d'autres viendront nous remplacer et prier sur notre tombe (Lettre au P. Convers, mai 1840. Les mêmes pensées se trouvent dans la lettre au Très Révérend Père Colin.). »
Dès leur arrivée, le Père Chevron et le Frère Attale durent aider leurs confrères dans les travaux manuels. Le Frère Marie-Nizier dit : « La disette nous poursuivait souvent. » Les efforts des missionnaires furent couronnés de succès, et des fruits abondants assuraient leur subsistance. Mais ils avaient compté sans une persécution d'un nouveau genre : les insulaires se mirent à voler leurs fruits.
Le Père Chevron dans une lettre du 21 octobre 1841 : « Avec un vaste terrain, dont le roi nous avait gratifiés et sur lequel croissaient en abondance les cocotiers et les arbres à pain, avec un autre champ de bananiers, mis en excellent rapport par le travail et les soins du Père Chanel, nous en sommes réduits à la détresse la plus absolue. Mais la Providence sait où nous sommes. Plus d'une fois nous avons été réduits à une ration que peu de gens trouveraient suffisante, et il ne nous est cependant jamais arrivé de faire le déjeuner de Wallis, qui consiste à prendre du kava et à aller se coucher pour sentir moins la faim. »
Ces vols étaient évidemment le résultat d'une entente entre les indigènes. Plusieurs ont avoué que, non seulement le roi les connaissait, mais encore qu'il les avait commandés, ou, du moins, encouragés ; il voulait lasser la patience des missionnaires et les obliger à quitter l'île ; il ne connaissait pas encore la force d'âme d'un apôtre qui a tout quitté pour suivre Jésus-Christ, et qui est prêt à tous les sacrifices.
Malgré ces douloureux déboires, le Père Chanel, toujours bon, doux et gai, accueillait tout le monde avec une exquise charité, et rendait tous les services qui étaient en son pouvoir. Les témoins entendus au procès apostolique ont été unanimes à déclarer « qu'il ne donna aucune marque d'indignation contre les voleurs, et que, plein de douceur, de patience, d'humilité et de charité, il aima jusqu'à la mort ceux qui le persécutaient, et s'efforça de les amener à la vraie foi ».
Il envoya néanmoins le Père Chevron à Tamana, pour avertir le roi de la conduite des gens de Poi, qui semblaient s'être concertés pour rendre insupportable son séjour au milieu d'eux. Il priait en même temps Sa Majesté de permettre aux nouveaux venus d'aller habiter l'autre partie de l'île, afin de pouvoir vivre plus facilement, et d'y bâtir une maison. Niouliki ne répondit rien. (9 septembre.)
La situation à Poi était telle que la séparation s'imposait. Le Bienheureux fit donc de nouvelles instances auprès du roi et, sur son ordre, le Frère Marie-Nizier en parla par trois fois à Sa Majesté, qui, pour se débarrasser de ces importunités, donna enfin son consentement.
Parmi ces difficultés de tous genres, les deux missionnaires ne perdaient pas de vue le but principal de leur présence à Foutouna ; et nous savons que l'arrivée d'un confrère, et la persécution croissante, avaient donné au zèle du Père Chanel une nouvelle vigueur.
Le 31 mai, le Père Chevron, qui était parti de France sans s'être lié à la Société de Marie par les vœux religieux, fit profession entre les mains du Père Chanel, délégué à cet effet par le Très Révérend Père Colin. Ce fut pour l'un et l'autre un beau jour de fête.
Pour mieux satisfaire leur piété, ils décidèrent que le dimanche de la Pentecôte, 7 juin, ils garderaient la sainte Réserve dans leur modeste chapelle. Le soir, après le chant des Vêpres, le Père Chanel eut la consolation de donner, pour la première fois, la bénédiction du Saint-Sacrement dans l'île de Foutouna. Il fit ensuite une petite instruction aux personnes qui assistaient à la cérémonie. Son cœur surabondait de joie.
Le Père Chevron partageait ses sentiments : « Une immense consolation rachète à nos yeux la nudité de notre habitation : c'est que le Saint-Sacrement repose sous le même toit que nous, avec quatre pauvres religieux volontairement exilés pour son amour. Certes, du moment qu'un Dieu l'habite, une chaumière ne doit-elle pas, aux regards de la foi, se transformer en palais ? (Lettre citée, du 23 octobre 1841.) » Ils célébrèrent de même la fête du Saint-Sacrement.
Les catéchumènes qui venaient assister à la messe, le dimanche, et à qui le Père Chanel faisait la prière en foutounien, ne tardèrent pas à être inquiétés. Un des jours de l'octave du Saint-Sacrement, trois jeunes gens d'Assoa, pour fuir la persécution, s'étaient réfugiés chez Pierre Chanel. Ils y étaient depuis deux jours, lorsqu'on vint lui dire de les congédier au plus tôt, parce que les vainqueurs étaient irrités. On ajoutait que les habitants de Fikavi étaient disposés à brûler les maisons d'Assoa, si ces jeunes gens ne rentraient pas dans leur famille. A cette annonce deux d'entre eux s'en vont en pleurant, le troisième demeure. (22 juin.)
Le Père Chanel ne pouvait laisser passer cet incident, sans demander des explications. Il se rend donc à Tamana, auprès de Niouliki, qu'il ne rencontre pas. Il raconte alors aux vieillards, qu'il trouve réunis, ce qui vient de se passer, et profite de l'occasion pour leur rappeler toutes les bontés dont il les a comblés, tous les présents qu'il leur a faits, etc. Les vieillards avouent qu'ils lui ont de grandes obligations, mais ils nient la vérité des rapports qui lui ont été adressés. Le roi arrive à ce moment. « Votre Majesté aurait-elle des sujets de plainte contre nous ? - Non, répond-elle. » (23juin.)
Cette réponse n'était pas sincère. En effet, le lendemain, Niouliki assiste à Fikavi à un repas de funérailles. Le défunt avait plusieurs fois refusé le baptême et avait empêché le Frère Marie-Nizier de baptiser un enfant de cette vallée. Le roi profite de cette circonstance pour adresser la parole à son peuple et lui faire connaître ses intentions. Il leur dit : « Sachez bien que Poi m'appartient. Je ne veux pas qu'on aille y prier. Ceux qui voudront suivre la nouvelle religion, qu'ils se bâtissent chez eux des maisons pour faire leurs réunions. » (24 juin.)
Instruits par ce qui vient de se passer, les catéchumènes viendront désormais en se cachant, le samedi dans la nuit, et, après avoir entendu la messe le dimanche matin, retourneront chez eux. Les deux missionnaires passaient une partie de la nuit à les instruire. Lorsque, plus tard, plusieurs crurent pouvoir demeurer pendant le jour, ils assistaient à la messe chantée, au catéchisme qu'on leur faisait, et le soir, après les vêpres, à la bénédiction du Saint-Sacrement.
La persécution, cependant, ne cesse point. Le 2 juillet, deux catéchumènes viennent trouver les missionnaires pendant la nuit, et leur racontent comment on agit à leur égard. « Personne ne veut nous parler. Dès que nous nous retirons d'une compagnie, tout le monde pousse des éclats de rire et se moque de nous. » Les deux Pères les félicitent d'avoir quelque chose à souffrir pour Jésus-Christ, et les encouragent à persévérer dans leurs sentiments malgré toutes les railleries.
Le Père Chanel tente auprès du roi de nouveaux efforts ; mais il n'en obtient que cette réponse : « J'en parlerai à mon peuple. »
En attendant l'effet de cette promesse, Pierre Chanel évangélise les insulaires qu'il rencontre, et se plaît à répondre à leurs questions : Ils disent : « Nous avons appris qu'il y a parmi les blancs de fort mauvais sujets, des voleurs, des assassins, etc. »
Le Père Chanel répond : « C'est vrai, mais sachez que les gens honnêtes les ont en horreur ; ceux qui gouvernent sévissent contre eux.
On aurait dû vous parler, aussi, des vertus de ceux qui suivent la voix de leur conscience, et qui pratiquent la religion que je viens vous annoncer. »
Faréma, si connu par sa facilité d'élocution et son antipathie contre la religion, veut discuter à son tour ; mais le Père, qui juge ces discussions stériles, prend congé du roi et retourne à Poi.
Le 5 août, Faréma lui-même vient le voir et se montre plus modéré qu'à l'ordinaire dans ses paroles. Il se souvient, sans doute, des observations que le Père Chanel lui fit un jour au sujet de ses blasphèmes : « N'as-tu pas peur que la malédiction du Seigneur ne tombe sur toi ou sur quelqu'un des tiens ? » L'événement n'avait pas tardé à vérifier cette parole : le fils de Faréma était atteint de consomption.
Il était facile de voir que le roi, poussé, disait-on, par Faréma, endurcissait son cœur et qu'il faudrait renoncer à l'espoir de le convertir.
La conduite de Niouliki entraînait celle des chefs, qui ne voulaient pas lui déplaire. De plus, en se faisant chrétiens, ils craignaient de voir disparaître leur autorité. D'après la croyance générale, en eux descendaient des dieux, qui assuraient leur pouvoir. Le Père Chanel écrit dans une lettre au Très Révérend Père Colin, 16 mai 1839 : « Ces dieux font peur aux indigènes qui n'épargnent pas les présents pour se les rendre favorables. » L'intérêt personnel s'ajoutait donc, chez eux, aux autres motifs pour les éloigner de la foi.
Le peuple lui-même, extrêmement superstitieux, n'osait pas renoncer à ses traditions. Ils disaient : « Si nous nous faisions chrétiens, nos méchants dieux nous mangeraient de colère. » A la crainte des dieux se joignit bientôt celle du roi. Ils pensaient aussi que « les festins publics, les danses, les fêtes à l'occasion des mariages et du culte des dieux allaient cesser avec la nouvelle religion (Déposition des témoins du procès apostolique.). »
Faut-il s'étonner si le nombre de ceux qui crurent à la parole de l'apôtre de Foutouna fut d'abord peu considérable ? Le Père Servant dit : « Il y avait tant d'obstacles à la prédication de l'Évangile, que la semence du christianisme n'était jetée qu'insensiblement et sans bruit. C'était la génération naissante, mieux disposée parce qu'elle était plus pure, qui la recevait avec le plus de courage. »
Le Père Chevron, témoin oculaire, confirme cette appréciation dans une lettre du 21 octobre 1841 : « La plupart des insulaires restent sourds aux sollicitations de la grâce, bien qu'en secret ils nous témoignent le désir d'embrasser notre foi. Il est à croire qu'en exprimant ce vœu, la jeunesse est sincère : il y a, en effet, de grandes espérances à fonder sur elle. Mais les vieillards sont entachés d'un crime qui semble peser sur eux comme une réprobation : c'est l'anthropophagie, poussée par eux, sous le précédent règne, aux dernières horreurs. » Le même missionnaire ajoute un autre motif, c'est qu'en se faisant chrétiens, il faudrait devenir sages.
Ces obstacles n'arrêtaient pas le zèle de notre apôtre, qui prêchait partout les vérités du salut, laissant à Dieu le soin de faire fructifier la semence jetée sur cette terre infidèle.
Un heureux événement vint consoler son cœur. Il n'avait rien négligé pour convertir Thomas Boog. Les exhortations des deux missionnaires finirent par l'ébranler, et il ne résista plus. La veille de la Toussaint 1840, date bien heureuse pour lui, dit le Frère Marie-Nizier, il abjura le protestantisme, et reçut avec tous les rites de l'Église le baptême sous condition. Le jour de la fête, en présence de quelques indigènes, il entendit la sainte Messe et fit sa première communion avec de grands sentiments de piété. Cette auguste cérémonie produisit sur les assistants une impression profonde.
La joie de cette conversion durait encore lorsque le 6 novembre, la goélette de Jones arrive de Wallis. Paul s'empresse de débarquer et de porter au Père Chanel une lettre du Père Bataillon. Toute l'île de Wallis est convertie, à l'exception du roi Lavéloua et de quelques membres de sa famille. La bannière de la Sainte Vierge, portée par de fervents néophytes, a fait le tour de l'île. A ces nouvelles, le Père Chanel éprouve une joie si vive et si douce, qu'il ne peut retenir ses larmes. Il est témoin lui-même des heureuses dispositions des catéchumènes de Wallis arrivés avec Paul. Deux d'entre eux viennent à Poi, le lendemain dimanche, pour assister à la Messe. Ils récitent leurs prières, le chapelet, et chantent des cantiques jusqu'à une heure avancée de la nuit. Les gens de Poï ne se lassent pas de les entendre, et les habitants de Singavé ne montrent pas moins d'empressement. Ce sont d'heureuses dispositions pour la religion, dit le Frère Marie-Nizier.
Le roi et les vieillards ne partagent pas ces sentiments. Le Père Chanel envoie les deux Frères assister à la distribution des vivres qui suivra une fête païenne. Quel n'est pas leur étonnement ! On ne fait aucune attention à eux. Le roi leur tourne le dos pour ne pas les apercevoir ; ils sont obligés de revenir avec un chétif morceau de foie que Méitala leur jette par compassion. Le Père Chanel écrit dans son Journal « A quoi attribuer ce changement ? Avons-nous déplu en quelque chose à Sa Majesté, ou les progrès extraordinaires de la religion à Wallis en seraient-ils la cause ? Dieu le sait. »
Dans sa lettre, le Père Bataillon avait demandé le Père Chevron pour l'aider à instruire les catéchumènes de Wallis et à les préparer au baptême. Le Père Chanel n'hésita pas à faire ce nouveau sacrifice : il s'agissait de la gloire de Dieu. Les obstacles qu'il rencontrait ne pouvaient que retarder le moment si désiré où sa chère île de Foutouna se convertirait et aurait besoin du concours d'un autre missionnaire.
Avant le départ de son confrère, le Père Chanel voulut avoir avec le roi deux nouveaux entretiens. Il espérait toujours donner au Père Bataillon la nouvelle de la conversion de Niouliki. Vain espoir, hélas ! Il dut se contenter de lui envoyer par le Père Chevron la lettre suivante, la dernière sans doute qu'il eut occasion d'écrire.
« Foutouna, 19 novembre 1840.
Mon Révérend Père,
Nous portons le plus vif intérêt à la position vraiment digne d'envie, dans laquelle vous vous trouvez : c'est pourquoi je consens à ce que le Père Chevron nous quitte, pour aller avec le Frère Attale partager votre sollicitude et vos consolations.
Le bruit de la conversion de votre île a paru remuer les esprits des insulaires de Foutouna. Quelques-uns ont semblé vouloir dire : Pourquoi sommes-nous donc si difficiles à convertir ? Mais, hélas ! il semble que mon pauvre roi veuille se piquer d'honneur pour marcher sur les traces de votre Lavéloua. Et depuis qu'il est Malo (vainqueur) tout de bon, il a l'air de vouloir se cramponner à Fakavélikélé. Néanmoins, les nouvelles de Wallis l'ont agité. Je désire ardemment qu'il s'opère en lui une crise salutaire.
Le petit nombre de jeunes gens qui commençaient à se joindre à un jeune catéchumène qui nous est venu d'Ouvéa, ont été menacés d'être rôtis, ce qui les a un peu intimidés. Plaise à Dieu que l'exemple de vos catéchumènes les ranime.
Le Père Chevron vous dira le bon et le mauvais de cette île.
J'ai la confiance que la ferveur de vos catéchumènes finira par nous obtenir la conversion des naturels de Foutouna. »
Le Père Chevron écrit dans une lettre au Très Révérend Père Colin, 28 mai 1841. : « C'est avec un bien vif regret que je quittais Foutouna, où je laissais le Père Chanel en pleine persécution. Une seule pensée me consolait, c'est que je sacrifiais la couronne du martyre à l'obéissance, sacrifice qui est bien plus grand pour un missionnaire. Quatre mois après mon départ, notre pieux confrère recevait dans le ciel la palme qui m'était refusée. »
Après le départ de son confrère, le Père Chanel déploya un zèle vraiment extraordinaire. Il parcourait sans cesse les divers villages, annonçant partout la parole de Dieu. Dans l'exercice de ce ministère, il avait besoin de toute sa charité et de son inaltérable douceur pour accueillir ses chers sauvages, ne point s'impatienter de leurs questions, souvent incohérentes et puériles, et répondre à des objections sans cesse renaissantes.
Il enseignait, un jour, le dogme de la création et l'existence d'un seul Dieu en trois personnes. Un certain nombre de Foutouniens, assis autour de lui, l'écoutaient en silence, lorsque l'un d'eux se leva et dit : « Tu as vu récemment notre roi agité par des mouvements extraordinaires, n'avait-il pas alors le vrai Dieu dans son sein ? » A cette question, bien que le roi suivît la conférence, tout en se tenant à l'écart, le zélé missionnaire répondit hardiment : « Non, mes amis, Jéhovah, le seul vrai Dieu, ne réside pas dans le cœur de ceux qui refusent de le connaître et de l'adorer. » Un autre insulaire dit : « Montre-nous ton Dieu ; où est-il ? » - « Partout, mes amis ; mais étant un esprit pur et parfait, vous ne pouvez le voir des yeux du corps; vous le verrez après votre mort, si vous vous en rendez dignes par une vie chrétienne. » Un troisième indigène, indiquant le crucifix qui brillait sur la poitrine du missionnaire : « N'est-ce pas ton Dieu ? » Alors le Père, détachant son crucifix, le leur montra : « Voici l'image de mon Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est mort pour nous tous sur la croix. » Puis il leur expliqua le mystère de la Rédemption. Plusieurs d'entre eux ne purent s'empêcher de répandre quelques larmes.
D'autres lui dirent : « Si nous quittons le culte de nos dieux, ils nous feront mourir. Tu dis que Jéhovah est le Tout-Puissant ; alors invoque-le et guéris nos malades. Depuis ton arrivée dans notre île, les maladies ont augmenté ; les ouragans et les tempêtes ne cessent de déraciner nos arbres, et nous sommes menacés de la famine. » Le bon Père repris : « Mes amis, si vous vous faites chrétiens, vous ne mourrez pas ; mais, échangeant cette vie d'épreuves contre un bonheur sans fin, vous vivrez éternellement. Les fléaux n'ont désolé votre pays que parce que vous n'avez pas cessé d'offenser Jéhovah par vos désordres. Je suis venu des contrées lointaines pour vous apprendre à l'aimer, et vous n'écoutez pas ma voix. Soyez chrétiens, et vous désarmerez sa colère ; soyez sobres et prévoyants, amassez des provisions pour la mauvaise saison, et vous n'aurez point à redouter les horreurs de la famine. »
Quelques-uns disaient : « Il a raison » ; d'autres : « Il est habile, il veut nous faire abandonner la religion de nos pères retirons-nous. » Chaque jour, il fallait reprendre ces dialogues, répondre à leurs questions et résoudre leurs difficultés.
Ayant rencontré, dans l'une de ses courses, plusieurs indigènes qui causaient à l'ombre d'un cocotier, il s'approcha d'eux et leur demanda, en souriant, le sujet de leur entretien : « Nous parlions de toi et de Marie-Nizier » ; nous disions : « Qu'elle est belle, votre religion ! » « Oh ! oui, mes amis, notre religion est belle ; elle est seule digne d'être connue et pratiquée. N'adorez plus vos dieux. C'est Jéhovah qui a tout créé. Sans doute le ciel est haut, la terre grande, la mer immense, le soleil et les étoiles magnifiques ; mais Jéhovah, qui les a faits, est plus grand et plus beau ; lui seul mérite vos adorations. Ne craignez ni tapous, ni Atoua-mouli, ni Fakavélikélé; ne redoutez qu'une chose, le péché qui offense Jéhovah et conduit au feu de l'enfer. »
Le nombre de ceux qui écoutent Pierre Chanel augmente mais d’autres veulent faire disparaître la religion.
Cependant, l'apôtre voyait s'accroître peu à peu le nombre de ceux qui l'écoutaient volontiers. Le Père Roulleaux écrit : « Pendant les derniers mois qui précédèrent la mort du Père Chanel, la grâce remuait fortement Foutouna ; une partie de la population était ébranlée, et un bon nombre aurait embrassé ouvertement la religion, si la crainte du roi et des vieillards, qui partageaient son obstination, ne les avait retenus. » A la même époque, un certain nombre de jeunes gens, méprisant les objets de leur culte superstitieux, s'étaient fait inscrire au rang des catéchumènes. Mais leur réunion du dimanche excitait la colère des ennemis de la religion, et surtout celle du roi et de sa parenté. Les choses en vinrent à ce point que les naturels de la partie orientale de Foutouna (celle qu'habitait le Père Chanel), allaient partout répétant ce cri de haine et de mort : « Ke tamate le lotou, Ke pouli ! Qu'on détruise la religion, qu'elle disparaisse ! Il faut qu'on les frappe. »Plusieurs voulaient même qu'on les fît mourir.
Méitala, fils du roi, atteste que l'apôtre de Foutouna avait connaissance de ces propos. Plusieurs fois même il fut question de mettre à mort Pierre Chanel. Pour lui, il gardait sa tranquillité d'esprit, et continuait son ministère de zèle et de charité. Il s'efforçait d'amener à la vraie foi tous les indigènes, sans en excepter ses persécuteurs. Tous l'aimaient, parce qu'il avait très bon cœur ; c'était la religion que les païens détestaient.
La position sous le rapport matériel, au lieu de s'améliorer, s'aggravait de jour en jour. Des vols répétés enlevaient aux missionnaires leurs ressources, et les insulaires leur apportaient rarement des provisions. Le peu de vivres qu'ils pouvaient recueillir, ils avaient de la peine à le garder pour eux.
En voici un exemple :
Le 13 décembre 1840, un jeune homme était venu prêter son concours pour la préparation du repas. Lorsqu'il voulut s'assurer si les vivres étaient cuits à point, une foule nombreuse l'entoura dans l'intention de prendre part au dîner. Le Père Chanel se vit obligé de les congédier, en leur disant qu'il n'y avait pas assez de vivres pour tout le monde. Après le départ de ceux-ci, d'autres plus nombreux les remplacèrent. « Mon Dieu, donnez-moi la patience », dit-il alors, et cette prière il l'inscrivit sur son Journal, en se rappelant la lutte qu'il avait dû soutenir. Ces scènes se renouvelaient souvent. Un jour, il fut réduit à tuer le chien de la maison pour s'en nourrir. La faim lui fit vaincre sa répugnance ; son compagnon ne put la surmonter.
Ce n'étaient pas seulement les fruits que les naturels dérobaient ; ils enlevaient aussi le linge et d'autres objets. Le Père Chanel crut devoir se plaindre des vols continuels dont il était victime ; mais ses plaintes restèrent inutiles.
Niouliki entrait encore quelquefois, quand il passait par Poi ; il affectait de conserver les dehors de l'amitié, mais les rapports devenaient de plus en plus froids.
Le 11 décembre, en entrant dans la maison du Père Chanel, le roi dit : « Pourquoi n'avez-vous point fait de présents aux jeunes mariés dont je viens de célébrer les noces ? »
Le Frère répondit aussitôt : « C'est que les indigènes nous appauvrissent chaque jour par leurs vols, et Votre Majesté ne se met pas en peine de nous faire rendre nos effets. » Le roi, qui, sans doute, ne s'attendait pas à cette réponse, garda le silence.
Le 20 décembre, le Père Chanel apprend que Niouliki a prédit une tempête dans quatre jours et la chute du soleil dans quatre mois.
Quelle est la signification de ce langage mystérieux très usité à Foutouna ? On crut généralement qu'il était question de la nouvelle religion et de son apôtre.
Le quatrième jour, en effet, Niouliki n'entre pas chez le Père Chanel, et, rencontrant Thomas auprès de son premier ministre, ne lui adresse pas même la parole ; il annonce, ce même jour, son dessein de renvoyer le missionnaire par le premier navire de passage.
Ses parents voulaient, dès cette époque, que le Père Chanel fût mis à mort ; mais le roi s'y opposait formellement. Nous le verrons contraint, quatre mois après, d'ordonner lui-même cette mort et d'amener ainsi la chute du soleil.
Le jour de Noël, Pierre Chanel eut connaissance du projet du roi. Il ne s'en troubla point et ne changea rien à sa ligne de conduite. Suivant la belle remarque du premier avocat de la cause de béatification, « il avait revêtu la cuirasse de la foi et de la charité ; il s'était pénétré de la douceur et de la mansuétude du divin Maître : aussi, rien ne put vaincre cet homme de Dieu, que les sauvages, frappés d'un spectacle si nouveau pour eux, avaient nommé Tangata anga malie : l'homme à l'excellent cœur ».
Sa charité envers les indigènes n'avait point de bornes. Les Foutouniens nous rapportent eux-mêmes qu'entrant dans sa maison, ils mettaient tout en désordre, et que le Père ne se fâchait pas. Ils le maltraitaient, et il leur parlait avec bonté ; ils le rebutaient, et il leur rendait les services qui dépendaient de lui. « Ils sont plus à plaindre qu'à gronder, dit-il à son compagnon ; ils ne savent ce qu'ils font. »
Sa charité de tous les instants, sa bonté inaltérable et sa patience à toute épreuve, avaient produit sur plusieurs insulaires une impression profonde. Malingi lui-même, premier ministre et chef de Poi, en subit l'heureuse influence et s'attacha à lui pour toujours. Il n'osa pas toutefois se prononceren faveur du christianisme, du vivant du P. Chanel.
Depuis la parole mystérieuse du roi, la persécution avait redoublé. Plusieurs voulaient qu'on ne se contentât pas de frapper les catéchumènes, mais que, pour en finir avec la nouvelle religion, on les mît à mort. Ainsi, le 24 janvier 1841, les indigènes arrêtent, à Laloua, les catéchumènes, et les menacent de mort s'ils osent aller à la messe.
Le lendemain, on vient dire au Père Chanel que le roi et les vieillards réunis ont délibéré s'il ne fallait pas faire mourir deux personnes religieuses, et on ajoute qu'ils paraissent très irrités. Au dire de ceux qui apportent la nouvelle, il ne peut être question que du missionnaire et de son catéchiste. Sur le soir, on apprend qu'il s'agit de deux catéchumènes qui ont construit leurs maisons en bambous, contrairement aux usages de l'île. Ils ont été condamnés à faire les frais du festin qui aura lieu le jour où l'on se réunira pour brûler leurs cases. Mais, dès que la décision est connue, l'affaire se complique, car tous les jeunes gens prennent la défense des persécutés. Ceux-ci, sans attendre l'exécution de la sentence, mettent eux-mêmes le feu à leurs maisons, et, avec l'aide de leurs jeunes défenseurs, préparent le repas auquel ils ont été condamnés.
Dans le conseil du 25, les vieillards s'étaient occupés du Père Chanel et de son compagnon. Ils s'étaient montrés très irrités en apprenant que quelques jeunes gens, contre la volonté expresse du roi, allaient les aider à faire la cuisine, et même leur apportaient des vivres. Ils décident qu'on renouvellera la défense de rien leur donner, et qu'on devra laisser les deux missionnaires vivre comme ils pourront. Le Père Chanel dit : « Serait-ce une crise salutaire pour disposer les cœurs à embrasser enfin la religion ? »
Les quelques jeunes gens qui, jusque-là, avaient bravé les railleries et les mauvais traitements de leurs compatriotes, ne tinrent aucun compte de la nouvelle défense et continuèrent, mais en cachette, à exercer leur office de charité. Voici leurs noms : Longoasi, Maïtaou, Malaéfatou, Toukoumouli, Pipisenga, Sangongo et Namousingano. Namousingono dit : « Toukoumouli et moi, nous faisions cuire des vivres dans notre case et nous les apportions aux serviteurs de Dieu ; mais nous cachions notre pensée, et nous disions que nous portions ces vivres à Thomas, qui avait épousé la cousine de Toukoumouli. Nous agissions ainsi, parce que nous craignions le roi. »
Le Frère Marie-Nizier écrit : « La veille d'une fête païenne, un certain nombre de vieillards se réunissent dans notre maison. Ils se mettent à parler entre eux des desseins du roi, mais à mots couverts. Je les comprends. Quelques-uns disent : Il faut que ces deux-là disparaissent. - Pourquoi ? Reprend un naturel qui n'est pas de Foutouna. - C'est l'intention du roi, répondent-ils. Sont-ils donc venus d'un pays étranger pour gouverner l'île ? Il faut les faire disparaître; le roi le veut.
En entendant ces paroles prononcées avec chaleur, j'allai trouver le Père Chanel, qui était occupé à sarcler un champ de bananiers : « Pourquoi, mon Père, vous donner tant de peine à travailler, puisque nous allons mourir demain ? Je viens d'entendre dire telles et telles choses. - Eh bien ! Me dit-il en suspendant son travail pendant quelques secondes, et avec le calme le plus profond que j'aie remarqué en lui, ce ne sera pas le plus mauvais de nos jours. Ne savez-vous pas la réponse de saint Louis de Gonzague, lorsqu'on lui demanda ce qu'il ferait s'il devait mourir à l'instant ? » Sans rien ajouter, il continua son travail.
Le massacre n'eut pas lieu ce jour-là (29 janvier 1841) : on ne voulait pas dissoudre l'assemblée, ou, plutôt, le moment marqué par la Providence n'était pas arrivé. »
Envoyé à Singavé, le 11 février, le Frère Marie-Nizier apprend les sinistres projets des vainqueurs. Ils n'attendent que le retour de la goélette de Jones pour le massacrer avec son équipage, ainsi que les blancs et les catéchumènes, afin qu'il ne reste aucune trace de religion, et que personne ne puisse apprendre aux navires qui aborderont l'île ce qui s'est passé à Foutouna.
Ces bruits sinistres, que le Frère, à son retour, se hâte de transmettre au Père Chanel, ne le surprennent point. Il sait qu'il règne chez les vainqueurs une grande irritation contre la religion ; il en a la preuve tous les jours. Il comprend que l'enfer fait un dernier effort. Aussi, plein de confiance, se jette-t-il aux pieds de Jésus, de Marie et de saint Joseph, pour faire en leur honneur des neuvaines de prières.
Pierre Chanel traduit en foutounien un abrégé de la doctrine chrétienne
Pour préparer le triomphe du christianisme et faciliter l'instruction des catéchumènes, il traduisait en foutounien un abrégé de la doctrine chrétienne, composait des cantiques dans la même langue, et les faisait chanter aux réunions du dimanche et des autres jours. « Malgré la défense qui leur avait été faite de se réunir auprès de nous, raconte le Frère, les catéchumènes, plus ou moins nombreux, et assez souvent accompagnés d'autres Foutouniens, venaient presque tous les soirs, un peu avant le coucher du soleil, se grouper autour de notre résidence, et, tout doucement, finissaient par nous rejoindre. » Le bon Père les recevait avec effusion de cœur, les instruisait et les renvoyait consolés et fortifiés. Aussi revenaient-ils, avec un nouveau plaisir, entendre la parole de Dieu, malgré les railleries, les mauvais traitements et les menaces de mort qui leur étaient prodigués.
La persécution atteignait même les vaincus. Le 28 février, le Père Chanel, ne pouvant y aller lui-même, envoie le Frère exhorter la jeune catéchumène Mataloupé, enfant de dix ans, à résister aux vexations de sa mère, qui s'acharnait contre elle. Le Père Servant dit : « On m'a rapporté que, pour se soustraire à la persécution de ses parents, elle se retirait quelquefois dans les bois, afin de prier Dieu, et qu'elle cachait avec grand soin la médaille que le Père Chanel lui avait donnée. Quand elle apprit sa mort, elle s'écria : Et moi aussi, je veux mourir pour l'amour de Jéhovah ! Je veux aller rejoindre le bon Père ! »
Quelques semaines avant la mort du Bienheureux, Niouliki, irrité de l'accroissement du nombre des catéchumènes, tint, au mois de mars, un conseil, qui décida qu'on transporterait tous les effets du Père à Tamana, résidence de Sa Majesté. En l'obligeant ainsi à demeurer près du roi, on pensait que les néophytes et les catéchumènes, redoutant la colère de Sa Majesté, n'oseraient pas continuer leurs relations avec le missionnaire.
Le Père Servant dit dans Histoire du christianisme à Foutouna : « Ce projet ne fut pas mis à exécution ; mais il était bien convenu qu'on prendrait tous les moyens d'anéantir la religion, fallût-il incendier la maison des catéchumènes et les disperser de côté et d'autre. La haine du christianisme fut portée à ce point, qu'il y avait ordre de frapper quiconque ferait le signe de la croix, ou remuerait les lèvres avant le repas. Deux jeunes gens, du village qu'habitait le Père Chanel, furent condamnés à l'amende pour la seule raison qu'ils allaient trop souvent à la maison du missionnaire.
Les gens du parti vainqueur avaient décidé qu'il fallait au plus tôt en finir avec la religion et ses adeptes, pendant que les catéchumènes étaient en petit nombre. Attendre plus longtemps leur semblait dangereux, parce que les catéchumènes, devenant plus nombreux, pourraient se défendre par les armes. L'affaire était sérieuse, suivant l'opinion des infidèles ; mais le peuple ne pouvait de lui-même mettre la main à l'œuvre d'extermination. Le Père Chanel était censé parent du roi; seuls, Niouliki et ses proches avaient le droit de le mettre à mort, suivant les coutumes des Foutouniens. »
On pouvait dès lors prévoir que Niouliki serait sollicité de donner son consentement et qu'il en viendrait à cette extrémité.
Le Père Chanel, qui aimait tant les cérémonies de l'Église, voulut donner à la fête de Pâques, qui tombait cette année le 11 avril, la plus grande solennité possible. Il disposa tout en conséquence et fit un appel aux catéchumènes.
Ce même jour, dans le village de Poi, on devait célébrer par un repas solennel le mariage du fils de Misa, guerrier bien connu par sa bravoure. Quelques Foutouniens malintentionnés avaient aperçu les catéchumènes qui se rendaient auprès du Bienheureux. Ils s'étaient empressés de communiquer cette nouvelle, et d'aller soulever une partie de la population de la vallée de Fakaki. Vaïtoso parcourait les groupes en disant qu'avant de prendre le repas, il fallait renverser la maison du missionnaire. Katéa criait de son côté: « Que l'on frappe le prêtre, afin que la religion périsse ; que l'on emporte de là ses effets. » Déjà on prenait les armes, lorsque Misa sortit de sa maison et déclara que, si on en venait à l'exécution, il n'y aurait point de festin. Cette parole arrêta les indigènes.
L'un d'entre eux avait informé secrètement les catéchumènes du complot qui se tramait. Aussitôt, le plus grand nombre, saisi de crainte, se retira, avant même la fin de la messe. Le Père Chanel était tout étonné de cette prompte disparition ; il ne tarda pas à en apprendre la cause. Sangongo, du village de Poi, avait entendu les menaces de mort que se répétaient les divers groupes, et il s'était hâté de le prévenir du « mal que ses ennemis voulaient lui faire ». Il lui répondit : « C'est bon pour moi. »
Un autre catéchumène, Namousingano, vint, à son tour, rapporter les paroles de Vaïtoso et de Katéa. Ce dernier voulut s'assurer par lui-même de la présence des catéchumènes. Sangongo dit : « Nous étions réunis ; Katéa vint frapper avec son casse-tête la cloison de bambous et s'écria : Oui, continuez, jeunes gens ; traitez votre ministre comme vous faites, et vous serez cause de sa mort ! » Il se retira aussitôt ; Tous les présents ont entendu ces parole ; le Père les a entendues comme nous ; et elles lui ont été répétées, il a répondu : « C'est bon pour moi. »
Ce même jour, après la messe, Niouliki entra dans la case du missionnaire, et lui fit remettre par deux naturels un panier de taros cuits et une petite jambe de porc à moitié cuite. Le Frère Marie-Nizier pense que son but était, sans doute, de voir par lui-même le nombre des catéchumènes ; à ce moment il n'en restait que deux. Le Père Chanel reçut le roi avec sa douceur et sa bienveillance habituelle : puis, se tournant vers le Frère, il lui dit : « Salutem ex inimicis nostris : Nous recevons le salut de nos ennemis. Nous n'avions presque rien à manger aujourd'hui ; voilà que la Providence vient à notre secours. » La visite de Niouliki fut courte, et ce fut la dernière.
Les événements se précipitaient et annonçaient un prochain dénouement. Le jeudi de Pâques, 15 avril, un jeune catéchumène, entendant les menaces de mort que l'on proférait contre ceux qui se déclaraient pour la religion, vint dire au Père : « J'ai peur de faire une mauvaise mort si on me tue pour ma croyance. » Il lui répondit : « Rassure-toi, dans ce cas, tu seras baptisé dans ton sang. »
Ce même jour, on lui cite les noms des trois plus acharnés persécuteurs, et il apprend qu'il est sérieusement question de transporter ses effets à Tamana, près de la maison du roi, afin que Sa Majesté voie de ses yeux ce qui se passe.
L'un de ces persécuteurs était Mouscumousou, gendre du roi. Filitika dépose qu'il l'a entendu, de ses oreilles, dire à Niouliki : « Ce que fait ce blanc tend à la destruction du royaume, de la nation, des festins publics et des réjouissances à l'occasion des mariages. » Niouliki reprend : « Eh bien ! S'il en est ainsi, que la religion périsse : c'est le principe du mal. »
Le Père Chanel avait-il un pressentiment de sa fin prochaine, ou du triomphe de la foi ? On pouvait le croire, tant il multipliait ses instructions aux catéchumènes, et s'efforçait d'en augmenter le nombre.
Une conversion lui tenait à cœur. Toujours il avait trouvé dans Méitala, fils aîné du roi, un ami qui l'écoutait volontiers ; mais il n'avait pas encore obtenu un consentement explicite, et par prudence tenait secrets ses entretiens intimes avec lui. Prévoyant que toute l'île se convertirait, s'il obtenait que le prince se déclarât ouvertement pour la religion catholique, il crut que le moment était venu de faire un dernier effort.
Méitala demeurait alors à Avoaui, dans la maison d'une parente, avec sa sœur Flore, qui venait de se convertir. La circonstance parut très favorable. Le Bienheureux choisit deux zélés catéchumènes, Maïtaou, du même village, et Longoasi.
Méitala dit lui-même : « Un jour, j'étais avec Tafolo ; je vis venir Maïtaou et Longoasi, que le Père avait envoyés pour nous amener à embrasser la foi. La discussion fut longue et se prolongea jusqu'au milieu de la nuit ; enfin nous donnâmes notre consentement. Longoasi et Maïtaou se hâtèrent d'aller annoncer notre conversion à Pierre Chanel, qui en témoigna une grande joie. Le lendemain, lui-même se rendit à Avaoui pour converser avec nous. Il nous dit qu'il reviendrait, pour nous donner des médailles de la Sainte Vierge ; ce qu'il ne fit pas, parce que les indigènes hâtèrent sa mort. Le Père répandit çà et là la nouvelle de ma conversion, afin d'exciter les indigènes à suivre mon exemple. »
Heureux des excellentes dispositions de ceux qui l'entourent, l'apôtre prend le temps nécessaire pour bien les instruire. « Malgré la fièvre, qui lui brûle tout le corps, il surabonde de joie de cette nouvelle et importante conquête, et est heureux de ce qu'il souffre. »
Le Père Servant écrit : « Dans cette dernière entrevue, qui eut lieu le lundi 19 avril, Méitala saisit vivement la croix qui pendait au cou dit Père, et la suspendit au sien, comme pour lui dire que, définitivement, il embrassait la religion de Jésus crucifié. Nous allons voir que s'il ne la scella pas par l'ellusion de son sang, il fut du moins blessé pour elle, et de la main de ceux qui étaient déjà en route pour massacrer le prêtre. »
Le Frère Marie-Nizier écrit : « L'exemple du prince, fut imité d'un petit nombre d'autres jeunes gens, qui, tous étaient animés de bons sentiments. Combien le Père Chanel se réjouissait de voir germer ces jeunes plantes ! Car à peu près tous les jeunes gens n'attendaient que la conversion du fils du roi pour opérer la leur »
Sangongo nous assure qu'un nombre considérable d'indigènes manifestèrent leur désir de se convertir à la foi, parce que le fils du roi l'avait embrassée, et qu'ils devaient le faire le dimanche 2 mai.
Longoasi, voyant ce mouvement, dit : « Je mettrai mon fer au feu, et je frapperai avec le marteau, pour qu'il s'allonge et qu'il s'étende sur tout Foutouna. » Il voulait parler de la religion. Il avait encore ajouté qu'il ne craignait personne à Assoa. Ces propos, répandus partout, provoquèrent chez les ennemis de la foi une grande irritation contre les néophytes.
Léa Sina, épouse de Mousoumousou, atteste que les parents du roi, enflammés de colère, disaient : « Que personne n'embrasse la religion, de peur qu'en désobéissant à la nation, on ne la livre aux mépris et aux malheurs ».
Le roi venait lui-même de formuler la même défense.
Un fervent catéchumène dit : « Mon père m'apprit, que le roi avait dit au peuple : Qu'ils cessent d'aller trouver le missionnaire pour apprendre de lui cette chose qu'on appelle la religion ; autrement le missionnaire mourra. Quand je rapportai ces paroles au Bienheureux, il me répondit : C'est bien. Le lendemain, lorsqu'il m'enseignait les prières dans sa case, le roi vint lui-même frapper à la porte avec son casse-tête. Je sortis en toute hâte par l'autre porte, et, fuyant par un autre chemin que la voie publique, j'allai prendre un bain au village de Fakaki. Peu de temps après, Niouliki arriva près de l'endroit où je me baignais, sans que je m'en fusse aperçu. Il me menaça de son casse-tête qu'il tenait à la main, en me disant : Cessez d'aller dans la maison du blanc, et éloignez-vous de lui, de peur que, dans la suite, il ne soit mis à mort, et que ce qui s'appelle la religion ne serve de rien : car elle Périra certainement, et l'île sera tranquille. Je partis sur le champ, et je rapportai au Bienheureux les paroles du roi. Il me dit : C'est bien. »
Malgré la fièvre, qui le consume, le Père Chanel semble se multiplier, afin de seconder le mouvement que produit la conversion de Méitala.
Il dit : « Le 22 avril, je me trouve un peu mieux, sans être parfaitement guéri. » Il en profite pour aller voir Faréma, et Niouliki par la même occasion. Il apprend qu'il y a eu assemblée des vieillards et conseil. Quel en est bien l'objet ? Il ne trouve personne qui l'en instruise.
Après le conseil, Mousoumousou alla dans sa famille chercher un enfant malade pour le présenter au roi, afin qu'il le rendît à la santé, suivant le préjugé du paganisme foutounien. Léa Sina raconte : « Lorsque nous sommes arrivés à Tamana, j'ai entendu le dialogue suivant entre Mousoumousou et le roi Niouliki : Sa Majesté est bien; mais que s'en suit-il ? Méitala va trouver le prêtre pour professer en secret la religion. - Corrigez-le.- Quelle sera sa correction ? Il n'obéit à aucune parole. - Corrigez-le seulement, car il est encore insensé. Vous êtes venus ici pour me demander ce qu'il y avait à faire : faites ce que vous voudrez, je chéris cet homme parce que j'ai vécu avec lui. Je ne vous dis pas : frappez-le; cependant je ne rejette pas cette mesure. Faites ce que vous voudrez. - Demeurez tranquille; confiez-nous l'affaire, et nous agirons à notre volonté. Ils échangèrent entre eux d'autres paroles, que je n'ai point entendues. Les propos tenus à Tamana ne sont pas peut-être parvenus aux oreilles du Bienheureux, mais il connaissait les attaques des indigènes contre la religion, et il gardait sa tranquillité d'esprit. »
Personne ne connut alors les paroles que le roi et Mousoumousou échangèrent en secret. Mais, dans l'enquête de 1845, ce dernier affirma que le roi se mit à lui dire : « Réussiront-ils, ces gens sauvages, qui viennent à Foutouna pour faire des esclaves ? » Mousoumousou, ne comprenant pas suffisamment le sens de ces paroles, demanda au roi de qui il parlait. Celui-ci répliqua : « Je parle, des blancs sauvages qui viennent faire des esclaves. » Alors Mousoumousou ajouta : « Si tu détestes ces blancs, va prendre leurs effets, dépose-les dans ta maison, et j'irai les tuer. » Le roi garda le silence, mais ses intentions étaient bien connues.
En quittant le roi, Mousoumousou se rend à son village ; chemin faisant, il apprend que Méitala est au rang des catéchumènes ; il envoie, de suite, cette nouvelle à Niouliki. Celui-ci se dirige aussitôt vers l'habitation de son fils. Rencontrant sur sa route Mousoumousou. Il dit : « Est-il bien vrai, que Méitala se soit converti ? » « Oui, c'est vrai. » Le roi reprit : « Si c'est vrai, je ne veux plus de ce fils ; tu peux le frapper rudement. »
Le jeune prince dit : « Mon père, apprenant que je m'étais converti, se rendit à Avaoui, dans la maison d'un blanc, nommé Fiale, et m'envoya dire d'aller le trouver. Je m'y rendis sur-le-champ. Mon père me dit : « Est-il vrai, comme le bruit en court, que tu te sois converti à la religion chrétienne ? » Je répondis : « C'est vrai. » Et il m'interrogea en disant : « Que cherches-tu ? » Je ne fis aucune réponse. Me questionnant de nouveau, il me dit : « Quelle puissance royale cherches-tu ? C'est moi qui tiens la puissance royale. » Je répondis : « Les défenses de notre famille, je n'en ai pas tenu compte. » Il se tut. Je n'ajoutai pas foi à mon père, parce que je me suis rappelé la parole qui m'a été dite : La religion est une bonne chose. Mon père se retira. Pour moi, je retournai à Avaoui. »
Le roi, irrité, prit l'avis de quelques membres de sa famille ; ils s'accordèrent à lui répondre qu'il fallait exterminer le lotou (prière) en faisant disparaître son auteur. Le roi leur fit comprendre qu'il partageait leur manière de voir, et retourna à Tamana.
De son côté, Mousoumousou se rendit à Vélé, et, dès ce moment, se concerta avec quelques autres chefs ; il leur recommanda le plus grand secret : il voulait sans doute attendre que le Père Chanel fût seul dans sa case de Poï. L'occasion ne tarda pas à se présenter.
Une blessure au pied empêchait Pierre Chanel de se transporter loin de sa demeure. Le lundi 27 avril, il envoya le Frère Marie-Nizier « dans les vallées des vaincus, pour voir un malade et pour baptiser les enfants qu'il trouverait en danger de mort (Lettre du F. Marie-Nizier, 1er mai 1841.). »
Le même jour ou le lendemain, il exhortait un jeune homme à embrasser de tout cœur la religion catholique. Celui-ci répondit : « Tout le monde, dans l'île, déteste la religion. Par amour pour vous, nous n'osons l'embrasser, car nous craignons que l'on ne vous tue, et qu'ensuite nous ne soyons dans la honte. » Le Père reprit : « N'importe, que l'on me tue ou non, la religion est plantée dans l'île, elle ne s'y perdra point par ma mort, car elle n'est point l'ouvrage des hommes, mais elle vient de Dieu (Lettre du Frère Marie-Nizier au Très. Révérend. Frère Colin, 26 mai 1844.). »
Dans la soirée du mardi 27 avril, plusieurs indigènes étaient occupés à construire une pirogue dans l'île d'Alofi. Ils virent trois hommes, originaires de Wallis, se diriger vers Assoa, à la maison de Jean-Baptiste, pour y pratiquer la religion. Des indigènes venant de Pot leur apprirent que des exercices religieux avaient aussi lieu au village d'Avaoui. * Les propos tenus par Longoasi étaient venus à leurs oreilles. Alors Mousoulamou, Matavasi, Oukouloa, Filitika, Kaoui, Ninavana et Katéa, enflammés de colère, se concertèrent et résolurent de frapper les chrétiens. Quatre d'entre eux montèrent aussitôt sur une pirogue pour aller trouver Mousoumousou, qui demeurait à Vélé, et lui communiquer la résolution prise.
Au commencement de la nuit, celui-ci réunit un conseil, auquel assistèrent les délégués d'Alofi et quelques autres, pour délibérer sur le parti à prendre. D'abord, conformément à la décision d'Alofi, il fut question de frapper les habitants de Foutouna et de Wallis qui pratiquaient ensemble la religion. Mousoumousou répondit : « Comment frapper ces habitants de Foutouna et de Wallis ? Si l'on frappe les hommes de Foutouna, que l'on frappe aussi le prêtre ; mais que l'on ne fasse aucun mal aux habitants de Wallis. » Les assistants dirent : « C'est bien. » Un nommé Ouloui essaya de faire rejeter cette proposition de maltraiter les catéchumènes. Ce fut en vain. Trois témoins disent : « Nous avons tous décidé de frapper ces gens-là. » Alors Mousoumousou reprit : « Eux frappés, la religion ne périt pas ; mais lorsque, au village de Poi, le prêtre aura été mis à mort, la religion sera renversée de fond en comble. » Quelques-uns lui dirent : « Qu'on le laisse tranquille et qu'on se contente de maltraiter ceux qui adhèrent à la religion. » Mousoumousou reprit : « Qu'on frappe le prêtre, car c'est de lui que vient la religion ; s'il meurt, la religion périra à Foutouna. » Oumoutaouli lui demanda si cela serait agréable au roi. Il lui répondit : « Oui, cela lui plaît. » Tous approuvèrent donc la proposition de maltraiter d'abord les catéchumènes, et ensuite de faire mourir le Père Chanel. Mousoumousou ajouta : « Il ne faut pas les frapper pendant la nuit, pour qu'ils ne disent pas que nous les craignons. »
Au sortir du conseil, survinrent d'autres parents du roi, qui avaient formé le même dessein. Nous nous sommes unis à eux, dit Oumoutaouli, pour exécuter nos projets. La nuit du 27 au 28 avril, suivant la recommandation de Mousoumousou, tous demeurèrent tranquilles, pour ne pas donner l'éveil aux néophytes.
Mousoumousou, Oumoutaouli, Mousoulamou, Filitika, Fouaséa, Oukouloa et quelques autres quittent Vêlé et se dirigent vers Avaoui ; Mousoumousou envoie dire à Méitala, par l'un de ces hommes, de venir conférer avec lui. Le jeune prince raconte : « Lorsque j'approchai de la maison où les catéchumènes avaient passé la nuit, on entendit un grand bruit, pendant qu'on les maltraitait. Et voici qu'Oukouloa me frappa par derrière avec violence ; il frappa aussi ma sœur Flore, qui m'avait suivi. »
Tous les acteurs de cette scène attestent qu'ils ont frappé rudement les catéchumènes. Quelques-uns voulaient frapper aussi les deux blancs, qui demeuraient à Avaoui dans une autre maison. Mousoumousou, quoique blessé, s'y opposa. Les trois hommes originaires de Wallis avaient fui, pendant la nuit, dans l'île d'Alofi.
Avant de se retirer d'Avaoui, les meurtriers mettent le feu à la maison des catéchumènes, et reviennent à Vélé en criant : « Que quelques-uns se lèvent, qu'ils apportent ceux qui ont été tués et qu'ils les ensevelissent. »
De Vélé la troupe se précipite vers Poi.
Mousoumousou l'arrête à Ava, pour que l'éveil ne soit pas donné au Père Chanel. Filitika reçoit l'ordre d'aller en avant, et de demander un remède pour la blessure de Mousoumousou. Celui-ci le suit à une petite distance.
Le Père Chanel, suivant son habitude, avait sans doute, de grand matin, célébré la sainte messe, fait son oraison et récité son office. Il était seul à ce moment, parce qu'il avait envoyé le Frère Marie-Nizier dans la partie occidentale de l'île, que Thomas Boog habitait depuis plusieurs jours. Sans aucun doute, Mousoumousou n'ignorait pas cette absence qui facilitait l'exécution de son exécrable dessein.
Filitika se présenta le premier. Il dit : « J'entrai dans la maison, mais je ne trouvai pas le Père. J'allai dans son jardin, et je le vis occupé à donner à manger à des poules. Dès qu'il m'aperçut, il s'avança vers moi et me dit : Que veux-tu en venant ici ? Je répondis : Je suis venu vous prier de me donner un peu de votre eau, pour guérir la blessure de Mousoumousou. Nous sommes descendus l'un et l'autre dans la maison. »
A ce moment Oukouloa se présente, et prie le Père Chanel de lui prêter le bâton qu'il tient à la main. Il le lui prête aussitôt.
Déjà Mousoumousou est à la porte. Le Père Chanel s'approche de lui et lui dit : « D'où viens-tu ? » « D'Assoa. » « Quel est le sujet de ta visite ? » « Je viens demander un remède pour la contusion que j'ai reçue. » « Comment as-tu été blessé ? » « En abattant des cocos. » « Reste ici, je vais te chercher un remède »
Il entre aussitôt dans sa maison, et va dans sa chambre chercher le remède. Filitika et Oukouloa le suivent. Quand le Père sort de sa chambre, il voit Filitika tenant dans ses bras un paquet de linges. Il lui dit : « Filitika, pourquoi voler dans ma maison ? » Sans rien répondre, Filitika s'approche de la croisée, et jette dehors la brassée de linges. Le Père Chanel s'avance sur le seuil de la porte, et voit la foule qui pille avidement ses pauvres effets.
Mousoumousou, vivement impatienté, s'écrie : « Pourquoi tarde-t-on de tuer l'homme ? » Le Père pouvait bien entendre ses paroles. Filitika s'approche de lui, le saisit, et le pousse avec violence en disant : « Frappez promptement, qu'il meure ! » Oumoutaouli s'élance aussitôt en brandissant son casse-tête. Le Père Chanel, dans un premier moment de surprise, s'écrie : « Ne fais pas cela, ne fais pas cela », et lève le bras droit pour parer le coup ; le bras fracassé retombe ; en même temps, le Père recule de deux ou trois pas. Oumoutaouli décharge un autre coup de casse-tête sur la tempe gauche, d'où le sang jaillit avec abondance. A ce moment, le Père dit plusieurs fois : « malié fouai. » Ces deux mots, en foutounien, ne peuvent être traduits que de cette manière : « très bien. » Les naturels donnent à ce « malié fouai » le sens de « très bien », comprenant que le Père regardait ses souffrances et sa mort comme un bien pour lui. Le voilà donc qui fait à Dieu le sacrifice de sa vie, et boit le calice de ses souffrances avec une généreuse résignation. Tous les témoins de son martyre attestent qu'il ne lui est échappé aucun cri, aucune plainte, aucune larme, aucun soupir. Il a toujours conservé son égalité d'âme, et il est mort comme un agneau, à l'exemple de son divin Maître.
Après le second coup frappé par Oumoutaouli, Fouaséa, armé d'une lance terminée par une pointe en fer, s'élança avec fureur contre le Père, et lui porta un coup violent à la poitrine ; la pointe glisse sous le bras, sans blesser le patient, mais le bois de la lance, le heurtant avec force, le fait reculer de trois ou quatre pas et le précipite à terre.
Oukouloa, qui était à l'intérieur de la maison, déclare qu'il a frappé le Bienheureux avec le bâton qu'il lui avait prêté, pendant qu’Oumoutaouli le frappait avec son casse-tête. Il le frappa de nouveau, après que Fouaséa l'eut renversé de sa lance.
Cependant, le patient vit encore. Il est assis sur le gravier dont la maison est pavée, les épaules appuyées contre une haie de bambous, baissant la tête, essuyant souvent le sang qui coule sur son visage.
Les meurtriers l'abandonnèrent pendant quelques instants, pour ne songer qu'au pillage ; chacun emportait tout ce qui lui tombait sous la main. La maison fut bientôt vide ; il ne restait dans l'intérieur que très peu de naturels.
« Pendant qu'on pillait la maison, Mousoumousou allait criant : « Que quelqu'un vienne donc tuer le prêtre ! » La foule qui ne cherchait que le butin, fuyait à Laloua. J'enlevai moi-même un manteau, et, fuyant au village de Laloua, je me cachai dans un bois. J'avais perdu la tête, et mes entrailles étaient émues (Déposition de Mousoulamou au procès apostolique.). »
Oukouloa atteste que, pendant qu'il cachait son butin, Mousoumousou lui cria plusieurs fois de revenir et d'achever le Père Chanel, car il vivait encore; mais il ne revint pas.
Après que le Père Chanel eut été renversé dans sa case, Filitika se retira pour saisir quelque chose. Il dit : « J'enlevai, une petite caisse avec une hache et je m'enfuis par un sentier détourné. Mousoumousou me rappela en criant : Sont-ils donc venus pour s'enrichir? Je retournai et je revins vers lui. »
Au même moment, les catéchumènes Namousingano et Pipisenga arrivaient à Poï, et entraient dans la maison. Namousingano dit : « Le Père Chanel vivait encore ; mais, assis à terre et blessé, le sang coulait de sa tête et de son bras. Je le considérai, je l'appelai par son nom, et il tourna ses yeux vers moi avec une grande bonté. Pierre est meurtri ! Lui dis-je. - Où est Malingi ? Demande le Père. - Il est à Alofi. Et le Père dit en même temps : Malié jouai, lokou mate : ma mort n'est pour moi qu'un grand bien. - Pourquoi frapper ce pauvre prêtre ? Dis-je alors avec humeur à Mousoumousou. Celui-ci cria : Qu'on traîne dehors cet homme, car il est pris dans les liens de la religion. Je regardai de nouveau le Père Chanel, et je le pris par le bras pour l'aider à se lever et à venir avec moi. Il me dit : Laisse-moi, que je reste ici, car la mort est un bien pour moi. Je le laissai, et je sortis dehors, car j'étais saisi de crainte à cause de la parole de Mousoumousou. »
Malingi, premier ministre du roi et premier chef de Poï, avait assez d'autorité pour s'opposer à Mousoumousou, et au besoin repousser les gens d'Assoa Vélé, avec l'aide des habitants de Poï En apprenant, par la réponse de Namousingano, qu'il est à Alofi, le Père Chanel comprend qu'il n'a plus qu'à renouveler le sacrifice de sa vie. Le jeune catéchumène, malgré sa bonne volonté, ne pouvait le soustraire aux meurtriers.
Aucun des meurtriers ne voulant achever le blessé, Mousoumousou, furieux, entre par la fenêtre de la chambre du Frère Marie-Nizier, et trouve une herminette. Le procès-verbal de 1845 dit : « Il la saisit, s'élance vers le blessé, lui assène sur la tête un coup d'une telle violence, qu'il enfonce l'instrument dans le crâne et arrache le dernier soupir à sa victime. »
Presque au même instant, bien que le ciel fût serein, on entendit dans l'air un horrible fracas, qui fut suivi d'une forte détonation, semblable à un violent coup de tonnerre. Le ciel s'était obscurci, comme à l'approche d'un orage. Mais ces ténèbres se dispersèrent après la détonation. Un grand nombre d'insulaires ont affirmé qu'avec les ténèbres une croix avait apparu dans les airs. Ce prodige jeta les habitants dans la consternation et l'épouvante. D'après Namousingano, les meurtriers, qui s'enfuyaient à ce moment, s'arrêtèrent tout à coup, comme saisis d'un mal subit, et, jetant leur butin, tombèrent lourdement sur le sol. Mousoulamou raconte que chez lui la frayeur fut si vive, qu'il avait comme perdu la tête, et qu'il s'était enfui dans un bois.
Mousoumousou, avant de se retirer, enleva la soutane du Père Chanel, et deux naturels achevèrent de le dépouiller.
Mousoumousou, en quittant le théâtre de son crime, rencontra le fameux guerrier Misa, ami du martyr, qui accourait armé de sa lance et d'un casse-tête. Enflammé de colère, Misa dit au meurtrier : « C'est ainsi que tu agis ? Cette terre est-elle donc déserte ? » Mousoumousou lui dit : « Ne te mets pas en colère ; prends tes richesses : voilà les richesses de ton Dieu. » Et lui jetant la soutane, il s'enfuit avec précipitation.
Déjà Méitala s'était dirigé vers le lieu du crime. Il raconte : « Le bruit de la mort du Père, arriva jusqu'à nous. Maïtaou me dit: « Partons pour Poï, afin de nous en aller avec le serviteur de Dieu. » Et, nous levant aussitôt, nous sommes partis. Lorsque nous eûmes atteint Laloua, les habitants nous arrêtèrent. Et j'entendis la parole qui avait été dite par le roi : Que quelqu'un se précipite sur Méitala et le tue, afin qu'il soit enseveli avec le missionnaire. »
Léa Sina dépose qu'au bourg de Laloua elle a entendu la foule qui disait à Méitala : « Que cherches-tu ? La puissance royale et la victoire sont avec Niouliki. Cette chose que tu as cherchée n'existe plus. »
Après le départ des meurtriers, la mère de Pipisenga, encore païenne, s'approcha de la maison du Père Chanel, et avec l'aide de deux autres femmes, lava son corps ensanglanté. « L'une d'elles fit entrer le peu de cervelle qui s'était écoulé, et deux filles du roi l'oignirent d'huile de coco. Le corps fut enseveli dans des nattes du pays, données par l'épouse du roi, une de ses filles et deux autres femmes.
La mère de Pipisenga, rendit les derniers devoirs au saint martyr, en souvenir des bienfaits que son fils en avait reçus. Dieu l'a bien récompensée de cet acte d'humanité, et sa bénédiction a été manifeste sur elle et sur sa famille. Quand Monseigneur Bataillon fit sa première visite à Foutouna, en 1844, il l'appela, et lui donna quelques étoffes pour la remercier d'avoir enseveli le corps du martyr. Elle dit modestement : « Ah ! Je ne l'ai pas enseveli avec de si belles étoffes ; je n'avais que de la tape ! » La tape est faite avec l'écorce du papyrus.
Il était à peine midi lorsque le roi, Mousoumousou et quelques femmes creusèrent la fosse, à quelques pas du lieu où le Père avait souffert le martyre, et y enterrèrent son corps. »
Le crime était consommé, et la dépouille mortelle du martyr venait de descendre dans la tombe. Il ne restait plus que sa maison, qui avait été complétement dévalisée. On se hâta de la détruire, afin d'effacer tout souvenir du christianisme. Le roi lui-même mit en pièces le petit orgue dont les accords l'avaient autrefois ravi ; il présida ensuite au kava, qui fut distribué sur le lieu même où le Père Chanel avait fixé sa résidence. Le lendemain, les vainqueurs se réunirent de nouveau en grand nombre, et emportèrent tous les bois qui avaient servi à la construction de la maison.
Malingi, en revenant d'Alofi, témoigna une grande douleur de ce qui s'était passé. Il alla pleurer sur la tombe de son ami et l'environna de tous les honneurs usités en pareille circonstance ; il l'arrosa, pendant quatre jours, d'huile parfumée ; les dix jours suivants, il eut soin de la couvrir de nattes et d'autres étoffes du pays. A chaque visite, il pleurait amèrement, et se déchirait le visage et la poitrine avec des coquillages, comme à la mort d'un proche parent.
Plus abandonné que le Crucifié du Calvaire, son divin modèle, le Père Chanel, à l'heure de son sanglant martyre, n'avait pas même à ses côtés le fidèle compagnon de son apostolat. Une circonstance providentielle avait sauvé la vie au Frère Marie-Nizier. Il écrit lui-même deux jours après le martyre dans une lettre : « Le 28 avril, jour désigné pour mon retour, j'étais en chemin. Encore une heure et j'allais mêler mon sang avec celui de mon ange conducteur visible, de mon père spirituel, en un mot de celui qui, après Dieu, était mon tout à Foutouna ! Mais, hélas! Mon sang n'est pas assez pur !
La Providence s'est servie d'une chose bien insignifiante en apparence, pour me conserver la vie ce jour-là. Nous nourrissions un porc près de notre case : cet animal fut pris au pillage par un des vainqueurs, qui prétendait bien le garder pour sa part de butin ; mais le roi ordonna que cet animal fût tué et mangé au festin des funérailles ; notre homme, fort irrité, eut aussitôt la pensée de me sauver ; il vint à ma rencontre pour m'avertir du danger qui m'attendait, si j'arrivais jusqu'à la vallée de Poï ; après m'avoir donné un petit aperçu de ce qui venait de se passer, il me contraignit de rebrousser chemin, en s'offrant de m'accompagner jusque dans les vallées des vaincus, où je suis. »
Le roi se rendit, le 29 avril, à Singavé, où son autorité était précaire. Il fit appeler le Frère Marie-Nizier, et, feignant de pleurer la mort du Père Chanel, il l'engagea à retourner avec lui à Poï, et l'assura qu'on ne lui ferait aucun mal. Le bon Frère répondit : « Vous pouvez me faire mourir ici, mais je ne veux pas retourner à Poï. » Le roi n'insista pas et finit par avouer que le Père Chanel avait été mis à mort par son ordre.
Quatorze jours s'étaient écoulés depuis le martyre, lorsqu'un navire américain arriva à Foutouna. Il était déjà tard, et sur-le-champ une embarcation fut envoyée à terre. Le Frère Marie-Nizier et les autres blancs de Foutouna s'empressèrent de gagner le navire pour lui demander asile et protection. Le capitaine les accueillit avec bonté et les traita de son mieux. Il était temps, car le roi avait donné l'ordre de les empêcher de s'embarquer, fallût-il massacrer tout l'équipage. Le capitaine les débarqua à Wallis, le 18 mai 1841.
Par le meurtre du Bienheureux Martyr, les ennemis de la religion pensaient avoir atteint leur but. Ils allaient partout, manifestant leur joie et disant : « Le prêtre est mort, la religion a péri avec lui. » C'est donc réellement en haine de la foi que le Père Chanel a été tué, et il l'a été par ordre du roi. A l'enquête de 1845, et au procès apostolique de 1861, les témoins ont tous déposé qu'il n'y avait jamais eu dans l'île qu'une seule voix pour attester qu'il fut mis à mort uniquement en haine de la religion.
Monseigneur Bataillon dit dans ses dépositions « Et quel autre motif aurait pu les porter à un pareil crime ? Ce ne pouvait être la cupidité de posséder le peu d'effets du missionnaire : il était pauvre ; et d'ailleurs on n'aurait pas attendu si longtemps pour faire un pillage, qui, du reste, pouvait avoir lieu sans la mort du missionnaire. Ce ne pouvait être non plus une haine personnelle : le Père Chanel était le meilleur des hommes ; tout le monde en convient, tellement que plusieurs pleurèrent sa mort, même parmi ceux qui y coopérèrent. On aimait donc le Père Chanel, mais on détestait la religion qu'il annonçait ; on voulait en arrêter les progrès, et on croyait qu'il n'y avait point d'autre moyen de le faire que de se débarrasser de sa personne (Rome, 8 avril 1857). »
Les ennemis du Bienheureux s'étaient trompés : à Foutouna, comme dans les premiers siècles de l'Église, le sang du martyr allait devenir une semence de chrétiens : Sanguis Martyrum, semen christianorum.
Pleins de confiance en la parole de leur apôtre : Que la religion ne Périrait pas, et qu'après lui viendraient d'autres prêtres, pour continuer son œuvre, les courageux catéchumènes de Foutouna gardèrent leur foi au fond du cœur. Mais, dans les premiers temps, par crainte du roi, ils n'osaient plus se réunir. Ils disaient en particulier leurs prières du matin et du soir, et ne se livraient le dimanche à aucune œuvre servile. Pour le reste, ils s'efforçaient de ne pas se distinguer des autres habitants.
Trois d'entre eux étaient allés se mettre sous la protection de Maatala. Le roi et les vieillards, qui habitaient le district voisin, en furent irrités et leur firent de terribles menaces. Mais les catéchumènes ne s'en effrayèrent pas : ils étaient soutenus par leurs parents d'une vallée voisine, qui pouvaient les défendre en cas d'attaque. Maatala était encore païen; mais, ennemi du roi Niouliki, il prenait la défense des catéchumènes, ses proches parents.
Les meurtriers triomphaient et croyaient la religion anéantie pour jamais. Ils portaient avec ostentation, dans leurs réjouissances, les objets qui avaient appartenu au martyr, et ne respectaient pas même les ornements sacrés. La plus grande partie des indigènes était consternée ; mais, par crainte des persécuteurs, elle se contenta de murmurer en secret. Les coups de la Providence parlèrent plus haut que l'indignation populaire. Déjà la violente détonation qui s'était fait entendre au-dessus de la case du martyr, au moment de sa mort, avait vivement effrayé les habitants. Fonoti, frère du roi, l'un de ses principaux conseillers, qui avait pris sa large part dans le crime de Poï, était frappé de mort. Le roi, lui-même, était atteint d'une horrible maladie. Son corps, d'un embonpoint extraordinaire, tomba en putréfaction, et devint en peu de temps d'une maigreur effrayante. Tous les dieux de Foutouna furent invoqués pour obtenir sa guérison ; ses amis le portaient d'un lieu à un autre, afin que les divers dieux pussent le voir et le guérir. Mais le mal ne faisait que s'aggraver ; des douleurs intolérables donnèrent à son agonie tous les caractères d'une vengeance divine. Plusieurs autres persécuteurs moururent misérablement. Alors les Foutouniens comprirent que la main de Dieu s'appesantissait sur les meurtriers de leur apôtre.
Les catéchumènes ne se cachèrent plus pour prier, et parlèrent ouvertement de la religion avec leurs compatriotes. Méitala se distingua entre tous par son attachement à la foi et par son zèle à la répandre. Un grand changement s'opéra dans les esprits, et si les Foutouniens n'étaient pas encore chrétiens, ils étaient sur le point de le devenir lorsque, le 18 janvier 1842, apparut la corvette française l'Allier, accompagnée de la goélette de la mission. Voici les motifs et les circonstances du voyage de ces deux navires :
A leur arrivée à Wallis, le Frère Marie-Nizier et ses compagnons racontèrent les événements dont Foutouna avait été le théâtre. Monseigneur Bataillon dit : « Je profite de la première occasion, pour écrire à Monseigneur Pompallier et lui apprendre ce qui s'était passé à Foutouna, et le 20 décembre de la même année 1841, Sa Grandeur arrive à Wallis, sur une goélette de la mission, accompagnée d'une corvette française. Elle reste à Wallis pour faire le baptême de l'île, qui était toute convertie. »
« J'engage Monseigneur à laisser partir pour Foutouna, sur la goélette de la mission, le chef Kélétaona, qui s'était offert à servir d'interprète, et quelques autres catéchumènes. Peut-être, lui dis-je, le sang du martyr aura-t-il apaisé la colère du ciel, et ces catéchumènes seront-ils les instruments de la conversion de l'île (Déposition de Monseigneur Bataillon, Rome, 8 avril 1857). »
La proposition fut acceptée. Sam Kélétaona, sa famille et beaucoup d'autres naturels de sa tribu, que les discordes avaient forcés de s'expatrier, prirent passage sur la Santa Maria avec le Père Viard, vicaire général de Monseigneur Pompallier, et le Frère Marie-Nizier.
Il est écrit dans une note d’un officier de marine : « Quand la corvette se présenta devant Singavé, village habité par cette tribu amie du Père Chanel, à laquelle le Frère Nizier avait dû son salut, on apprit la mort du roi Niouliki, et celle d'un chef puissant, qui toujours s'était montré opposé à la prédication de l'Évangile. Le commandant de la corvette, prévoyant que la mort du principal coupable rendrait plus facile la restitution des restes du Père, expédia aussitôt un messager pour les demander aux chefs du parti de Niouliki, en leur déclarant que son intention était de conserver la paix à leur île, les engageant à peser les conséquences qui auraient pu résulter pour eux d'un crime aussi horrible. Mais ces pauvres sauvages, voyant un bâtiment aussi puissant que l'Allier, couvert de tant d'hommes et de canons, étaient incapables de comprendre qu'une telle modération pût s'appuyer sur tant de forces ; la terreur s'était emparée d'eux à la vue de la corvette, et déjà on avait agité le conseil d'abandonner les villages et de se réfugier dans les bois, quand arriva le messager.
Celui-ci leur fit habilement sentir que cette conduite pouvait leur devenir funeste, et qu'il était dans leur intérêt d'accéder à des propositions aussi douces de la part d'hommes qui pouvaient tout exiger. Ils exprimèrent alors le désir qu'ils avaient de rendre la dépouille mortelle du Père Chanel ; mais aucun d'eux n'osait se charger de venir l'apporter à bord, de crainte d'encourir le châtiment du crime.
L'un d'eux, cependant, appelé Mapingi (Malingi), ancien premier ministre sous le roi Niouliki, un de ceux qui n'avaient jamais approuvé le meurtre du missionnaire, s'offrit pour remplir cette mission, et se chargea d'aller déterrer lui-même le corps et de nous l'apporter le lendemain. Tous ses amis cherchèrent à le détourner d'une pareille détermination en lui faisant envisager la mort comme certaine ; mais, se confiant en la parole du messager et en celle de l'Ariki français, il se montra inflexible, et partit aussitôt pour le village de Gonone (Poï), où était la tombe du Père.
La corvette prit le large à la chute du jour. Toute la population de Foutouna passa cette nuit dans les angoisses, s'attendant à chaque instant à être attaquée. Les femmes et les enfants poussaient des cris de douleur ; tous ces malheureux, jugeant les Français d'après eux-mêmes, comprenaient difficilement qu'un officier qui pouvait tout détruire, s'associât à l'esprit de paix et de charité qui animait les missionnaires, et qu'il accédât à la demande faite par Monseigneur Pompallier, de pardonner aux assassins et de ne tirer aucune vengeance de la mort d'un compatriote.
Le 19 janvier, à quatre heures de l'après-midi, le chef Mapingi, fidèle à sa parole, apporta la dépouille précieuse. Elle était escortée par le chef Maatala, libérateur du Frère Nizier, et par une trentaine de naturels, la plupart anciens catéchumènes du Père Chanel, et conservant tous un grand attachement et une grande vénération pour sa mémoire. Sam Kélétoni, et les gens de sa tribu, s'inclinèrent respectueusement devant le corps du martyr. Il était enveloppé de tapes, auxquelles on avait joint une grande quantité de pièces de même étoffe non déployées, en signe d'honneur, suivant l'usage du pays. On l'embarqua aussitôt dans un canot de la corvette. A son arrivée à bord, le chef Mapingi, porteur d'une énorme racine de kava, la présenta au commandant pour demander la paix en faveur de son peuple. Celui-ci l'accueillit fort bien, le remercia de ce qu'il avait fait pour effacer les traces d'un meurtre qui avait souillé son île, et le félicita de la confiance qu'il nous avait montrée.
Le commandant fit examiner par le médecin de la corvette, Monsieur le docteur Rault, les restes du Père Chanel. On reconnut au crâne une fracture anormale, répondant à celle de l'instrument tranchant qui, d'après le récit du Frère Nizier, avait causé la mort. L'état de putréfaction du corps, qui commençait à peine à être consumé, ne permit pas de poursuivre l'examen aussi loin que Monsieur Rault l'eût désiré. Il se chargea lui-même d'embaumer les restes précieux, de manière à ce qu'on pût les conserver sans crainte de fatiguer l'équipage, et ils furent remis à la garde du Père Viard, qui se trouvait à bord de la goélette, pour être emportés à la baie des Iles.
Monsieur. du Bouzet, après avoir fait sentir au chef Mapingi tout ce qu'il y avait d'horrible dans le meurtre du Père Chanel, et à quels malheurs le roi Niouliki avait exposé son île, le chargea de recueillir ce qui restait à Foutouna des effets du missionnaire, principalement les objets sacrés du culte, et de lui envoyer le lendemain tous les chefs, auxquels il voulait parler lui-même. Mapingi promit de faire ce qui dépendrait de lui pour seconder les vœux du commandant, et quitta la corvette, très content des petits présents qu'il avait reçus.
Le 20 janvier, dans la matinée, les principaux chefs du parti de Niouliki vinrent à bord, et apportèrent avec eux un calice, une soutane, un crucifix et diverses images pieuses, qu'ils avaient recueillis dans l'île, témoignant tous leurs regrets de ce que le roi eût fait périr le Père Chanel. Ils répondirent au commandant qui, pour savoir quel motif avait poussé Niouliki à tuer ce prêtre, leur demandait si le roi avait eu à s'en plaindre : Loin de là; jamais le Père n'a fait que du bien dans le pays ; il a toujours été on ne peut plus charitable envers les insulaires. Ils le prièrent de tout oublier, le remercièrent de leur avoir conservé la paix, protestèrent de leur désir de bien traiter désormais les blancs qui viendraient s'établir parmi eux, et de mettre un terme aux rivalités qui depuis tant d'années ont ensanglanté leur île. Les chefs des tribus, si longtemps ennemies, se trouvaient là, tous les griefs semblaient oubliés, et un même esprit de concorde paraissait les animer tous. Ils firent un très bon accueil au Frère Nizier, et le pressèrent de rester à Foutouna. Le jeune catéchiste n'eût pas mieux demandé ; mais les ordres de son évêque l'appelaient ailleurs. Cependant, tous les témoins de cette scène s'accordent à dire que la mission recueillera bientôt des fruits de salut et que le sang du prêtre, qui a été versé pour la religion, servira au triomphe de l'Évangile dans cette île et dans les archipels voisins. »
Le Père Viard ajoute : « Je fus témoin d'un spectacle touchant. Les Foutouniens nous prièrent d'oublier leur crime et de ne pas les abandonner. L'un des chefs me supplia, les mains jointes, de leur envoyer un prêtre, et le Frère Marie-Nizier se jeta à mes genoux pour me demander en grâce la faveur de rester avec eux pour les instruire. La prudence ne me permit pas d'accéder à ces vifs désirs ; mais j'ai la confiance que le sang de notre confrère sera bientôt pour l'île une semence de chrétiens.
Jamais on n'a pu déterminer l'assassin du Père Chanel à venir à notre bord ; malgré toutes les assurances de pardon qu'on lui donnait, il ne cessait de répéter : Ce n'est pas ma faute, ce n'est pas ma faute ; c'est le roi qui m'a commandé de massacrer le Père, parce qu'il avait converti son fils.
Quant au bon vieillard (Malingi) qui avait pris soin de la tombe du martyr, et qui nous a remis son corps, il nous disait, avec l'accent de la plus vive douleur : Ah! J'étais absent quand ils l'ont massacré. Si je m'étais trouvé dans ma cabane, ils ne l'auraient pas fait périr, ou bien je serais mort à ses pieds. Hélas! Je ne reverrai plus le Père, lui qui était si bon et que j'aimais tant !
Comme Monsieur le commandant ne pouvait rester plus longtemps à Foutouna, nous saluâmes cette île, désormais si chère à notre Société. La goélette fit voile vers la Nouvelle-Zélande, où nous venons d'arriver après la plus heureuse navigation. Je suis au comble de la joie de posséder les restes du Père Chanel et sa soutane teinte de son sang. »
Le corps du Père Chanel fut porté à Lyon en 1851 et déposé à la Maison-Mère des Pères Maristes. Il fut reconnu une première fois au moment de son arrivée, une deuxième fois en 1857 par Monseigneur Bataillon, une troisième fois en 1859 par Monseigneur Viard et Monseigneur Elloy, et enfin, le 29 novembre 1875, par le juge délégué, en vertu d'un décret de la S. C. des Rites. Il fut ensuite renfermé dans une magnifique châsse, que Monsieur Armand-Calliat a su orner avec un goût exquis. Le calice, le missel, deux chasubles, une aube, un rituel, la soutane ensanglantée, la lance, le casse-tête avaient été rendus à la mission de Foutouna. L'herminette, qui a donné le coup de mort, a été déposée à Lyon, au musée de la Propagation de la foi.
Le Père Servant écrit dans une lettre du 19 août 1842 « Dès qu'il eut mis pied à terre, Kélétaona alla avec sa femme dans la maison que le Père Chanel avait construite de ses propres mains, pour y faire la prière du soir ; là, il rencontra deux enfants de dix à douze ans, auxquels il proposa de croire en Dieu, de prier avec lui, de renoncer aux superstitions de l'île et de brûler leurs tapous, en se résignant à braver toutes les persécutions plutôt que d'abandonner leur foi. Non seulement ces deux enfants répondirent à l'appel de la grâce, mais encore ils engagèrent leurs parents à embrasser la religion ; ils les tiraient par la main pour les conduire à la prière ; ils persuadaient aussi à leurs jeunes compagnons de reconnaître le vrai Dieu, en leur disant qu'une lumière intérieure leur faisait voir qu'ils étaient en possession de la vérité. »
Le même missionnaire raconte que Sam Kélétaona courait dans les divers villages du parti des vaincus pour y porter l'instruction, sans se laisser rebuter par les difficultés, ni intimider par les menaces. Les insulaires attachés à l'idolâtrie, et surtout les prêtres et les vieillards, le menaçaient de la colère des dieux, en lui disant que les Atoua le mangeraient. Il leur répondait : « Qu'ils viennent me dévorer cette nuit, j'y consens: mais demain, si je ne suis pas mangé, reconnaissez leur impuissance, et croyez au grand Dieu des chrétiens. »
Cette partie de l'île ne tarda pas à comprendre que l'histoire de ses divinités n'était qu'un tissu de mensonges, et, d'un commun accord, on brûla tous les objets du culte superstitieux ; et, pour exprimer par un acte public la reconnaissance du pays, on décerna l'autorité royale au jeune catéchiste Kélétaona.
Le parti des vainqueurs, qui était sous le commandement de Mousoumousou, ne demeura pas en arrière. Entraînée par un mouvement extraordinaire, la population rivalisa d'empressement à se faire instruire par les catéchumènes du Père Chanel, abolit les tapous et brûla les idoles.
Telle était la situation religieuse à Foutouna, quand la Providence permit à la Société de Marie de reprendre la mission que le Martyr avait arrosée de son sang.
Sa Grandeur Monseigneur Pompallier, qui avait eu la consolation de baptiser et de confirmer la plus grande partie des habitants de Wallis, voulut faire la tournée des îles, en commençant par Foutouna. Elle s'embarqua avec trois Pères, deux Frères, le roi de Wallis et une cinquantaine de personnes.
La Santa Maria, goélette de la mission, se présenta devant Foutouna le 29 mai 1842. Le Père Chevron raconte dans une lettre du 11 juillet 1842 : « Dans la première pirogue qui accosta le navire, se trouvait l'un des meurtriers du Père Chanel, et dans la seconde celui-là même qui avait donné le dernier coup au martyr, le trop fameux Mousoumousou. Ce dernier était roi d'une partie de l'île ; il venait nous inviter à descendre chez lui, où les néophytes d'Ouvéa s'étaient réunis, pour passer ensemble le saint jour du dimanche. Néanmoins il ne fit son invitation qu'au roi de Wallis ; il était trop honteux, m'a-t-il dit plus tard, pour l'adresser aux parents de celui qu'il avait eu le malheur d'assassiner. Cependant il se présentait sans crainte, bien convaincu que la main du prêtre ne sait que répandre des bénédictions, et sa bouche des paroles de paix. Nous débarquâmes. Grand Dieu ! Quel changement nous avons trouvé dans cette île !...
Il me tardait d'aller visiter nos néophytes d'Ouvéa, et de revoir notre ancienne demeure de Poï. A peine quelques piliers de notre case restaient-ils encore debout. Je reconnus le lieu où j'étais ordinairement assis auprès du Père Chanel ; je vis l'endroit où il avait reçu la couronne du martyre !
Je passai la nuit à visiter les habitants du village où s'était tramée la mort de notre heureux confrère, et à les fortifier dans leurs nouvelles dispositions.3 J'allai aussi voir l'assassin ; il me dit de prier Monseigneur d'avoir pitié de lui et de tout son peuple, et de laisser un prêtre pour les instruire. Il me témoigna un grand repentir de son crime, qu'il n'avait commis, disait-il, qu'à regret, et pour obéir au roi.
Pendant notre séjour à Foutouna, le roi Sam Kélétaona fut baptisé, avec sa femme et sa petite fille. Toute la population ayant demandé avec larmes qu'on lui accordât la même faveur, nous nous mîmes aussitôt en devoir d'achever leur instruction, avec l'aide des catéchistes d'Ouvéa, et, après dix jours de préparation, Monseigneur donna le baptême et la confirmation à cent quatorze insulaires. »
Ce prompt changement dans l'état des esprits, cette conversion de tous les insulaires, sans en excepter les meurtriers eux-mêmes, ne peut être attribuée qu'à l'intercession du Martyr.
Monseigneur Pompallier ne voulut pas quitter l'île sans visiter le lieu où le Père Chanel avait versé son sang pour le salut de ces pauvres insulaires.
Sa Grandeur, après avoir levé les prémices de la moisson, partit le 9 juin 1842, et laissa aux Pères Roulleaux et Servant le soin de la recueillir tout entière. En même temps, Sam fut élu roi par les suffrages unanimes des vieillards de l'un et de l'autre parti.
Le Père Servant écrit le 19 août 1842 : « Nous avons commencé l'exercice du saint ministère, par le baptême des petits enfants, et, dans la première visite que j'ai faite aux deux îles, j'ai baptisé tous ceux que j'ai pu trouver. Parmi ces petites créatures, on comptait les enfants du roi assassin et ceux des bourreaux du Père Chanel ; c'est une consolation pour nous de voir qu'aucun d'eux n'est mort sans baptême. Les malades ont aussi eu part à notre sollicitude ; par le moyen du Frère Marie-Nizier, nous avons pu les préparer au sacrement de la régénération. De ce nombre se trouvait la femme du roi défunt, qu'on accuse d'avoir beaucoup contribué à la mort du Père Chanel, par la haine qu'elle lui portait et par les mauvais conseils qu'elle donnait à son mari ; mais, ô miséricorde de Dieu ! Dans sa dernière maladie elle me fit demander pour l'instruire et la baptiser ; elle mourut quelques jours après avoir obtenu cette grâce.
Ce voyage me procura le bonheur d'abolir le dernier reste de l'idolâtrie à Foutouna. Au milieu d'une place publique se trouvait encore plantée une pierre sacrée, dans laquelle les habitants supposaient que la divinité résidait spécialement. Elle a été abattue et brisée par la main de ses anciens adorateurs.
Notre consolation est de penser que le Martyr intercède pour nous dans le ciel ! Nous recueillons maintenant ce qu'il a semé dans les peines et les souffrances. Le 17 juillet, nous avons pu baptiser trente adultes, parmi lesquels se trouvait le ministre du roi.
Mais de toutes les cérémonies, celle qui nous a le plus consolés jusqu'à présent, c'est celle du baptême de soixante catéchumènes, le jour de l'Assomption. Elle fut précédée d'une instruction appropriée à la circonstance ; les naturels écoutèrent avec plaisir le récit des merveilles de Celle qu'ils appellent leur bonne Mère, Tsi Cinana Malte. Cette cérémonie attendrissante fit verser des larmes de joie à plusieurs de nos bons Polynésiens. J'espère que, dans quelques mois, lorsque les habitants de Foutouna seront suffisamment instruits, ils recevront tous la même grâce. »
Plus tard le même missionnaire écrit :
« Il n'y a guère plus de huit mois que nous sommes à Foutouna, et déjà nous avons deux églises, huit cent quarante insulaires baptisés, et, suivant toutes les apparences, les catéchumènes qui nous restent encore, au nombre de deux ou trois cents, recevront bientôt le sacrement de la régénération, qui les introduira dans le bercail du divin Sauveur. En outre, le très grand nombre de nos néophytes pourra être admis sous peu à la Table sainte. Depuis notre arrivée, le roi et la reine ont le bonheur de communier souvent, ainsi que les quelques néophytes de Wallis qui sont venus passer ici quelque temps, sous la conduite d'un jeune chef nommé Houngahala (Toungahala).
La ferveur de nos nouveaux chrétiens s'accroît de jour en jour ; ils sont animés d'une sainte émulation pour recevoir enseignement religieux, et ce désir ne domine pas seulement dans le cœur des jeunes gens, il est commun aux néophytes de tout âge et de tout sexe. Vous seriez charmé de voir nos vieillards réunis, silencieux, autour du roi, écouter attentivement les vérités saintes de la religion qu'il leur explique, après nous en avoir demandé la permission. Déjà les jeunes gens commencent à savoir lire les petits écrits que nous leur donnons ; il en est aussi un certain nombre qui savent écrire, et ils en profitent pour entretenir avec les habitants de Wallis un touchant et pieux commerce de lettres.
Comment vous peindre l'heureuse influence de la foi sur ces pauvres insulaires ! Au lieu de ces cruautés inouïes que l'on a dû vous raconter dans les Annales, et qui étaient passées en coutume, ils pratiquent la paix et la charité ; ils sont heureux, surtout du bonheur des enfants de Dieu. A mesure qu'ils avancent dans la connaissance de la religion, ils deviennent de plus en plus reconnaissants envers l'Auteur de tous dons ; si le jour ne suffit pas pour le prier dans son temple, la nuit n'interrompt pas leurs pieux cantiques, ni les saints élans de leur amour. »
Nous devons d'autant plus admirer ici l'action de la grâce, que l'œuvre de Dieu avait été plus combattue. Le Père Roulleaux dans une lettre du 24 juillet 1844 « Nous avions été précédés par un jeune chef des îles Wallis, homme doué de véritables talents, mais qu'il emploie au triomphe des plus mauvais desseins. Il s'était fait accompagner de deux cents naturels, qui, pendant une année de séjour à Foutouna, ont fait un mal qu'il nous a été impossible jusqu'ici de réparer entièrement. Profitant du peu de connaissance que nous avions de la langue pour accréditer leurs calomnies, ils ont prévenu les Foutouniens contre nous, ranimé le feu de la discorde entre deux factions rivales, et ressuscité les anciennes superstitions que les insulaires avaient abandonnées d'eux-mêmes depuis la mort du Révérend Père Chanel. Deux fois nous avons vu la guerre sur le point d'éclater ; on a tenté d'assassiner le nouveau roi, qui est catholique fervent ; on a fait mille efforts pour empêcher la construction de nos deux églises, de celle surtout qui a été élevée sur le lieu même où le premier martyr de l'Océanie a versé son sang.
Pendant deux mois, il nous a été impossible de la commencer ; chaque jour amenait un nouvel obstacle. Enfin, après les avoir tous écartés, je partis avec le Frère Marie-Nizier, pour diriger la construction. Toute la population de ces vallées était convoquée autour de la croix. Je demandai qu'on nommât quelqu'un pour présider aux travaux, et les voix se réunirent en faveur du fils de Mousoumousou, actuellement chef d'une partie de l'île. Dans une courte exhortation, j'invitai les naturels à se conduire d'une manière digne de l'œuvre sainte à laquelle ils allaient se livrer : « Ce n'est pas ici, leur dis-je, une habitation ordinaire ; c'est un temple que vous élevez à Dieu, sur le lieu même où fume encore le sang de votre premier apôtre. » Je donnai ensuite le signal pour se mettre à genoux, et nous récitâmes tous ensemble, à haute voix, le Pater, l'Ave et le Credo. Je fis le signe de la croix, et l'on se mit à l'ouvrage.
Les quatre meurtriers de notre confrère étaient présents. Je leur dois ce témoignage : ce sont eux qui ont montré le plus d'ardeur et de bonne volonté, surtout celui qui avait frappé le premier coup. Tout son extérieur annonçait un sincère repentir, et je ne me rappelle pas l'avoir vu rire une seule fois pendant toute la durée des travaux.
L'église s'achevait, lorsque notre bonne Mère nous délivra du plus grand ennemi de notre mission. Le chef dont je vous ai parlé abandonna Foutouna avec sa bande. Nous respirâmes alors, le Père Servant et moi. Nous commencions à nous faire comprendre assez bien des naturels ; nous nous adonnâmes donc avec une ardeur toute nouvelle à leur instruction.
Dès ce moment, les choses changèrent de face. Nous n'eûmes pas de peine à faire comprendre aux néophytes qu'on les avait trompés, qu'ils s'étaient laissé séduire par des ennemis de leur repos. Le jour ne suffisait plus pour entendre les confessions ; il fallait y donner une partie des nuits. Peu à peu les abus disparurent, et aujourd'hui cette mission est dans un état florissant. Tous les naturels sont baptisés ; déjà une bonne partie d'entre eux a fait la première communion. Ils se conduisent d'une manière vraiment édifiante, et avec autant de régularité que les plus fervents chrétiens d'Europe ; il ne leur manque qu'une instruction plus complète. Encore un an ou deux, et Foutouna sera, je pense, la plus belle mission du vicariat apostolique de l'Océanie centrale. »
Le jour de la bénédiction de l'église de Poï, 22 novembre 1843, trente adultes reçurent la grâce du baptême. Les quinze qui, dans toute l'île, n'étaient pas encore baptisés, ne tardèrent pas à l'être. Le 27 août de l'année suivante, le Père Favier, successeur du P. Roulleaux, écrivait : « Notre petite chrétienté va bien. Nous sommes, le Révérend Père Servant et moi, comme dans un paradis, au milieu de nos pieux néophytes, dont la ferveur nous remplit de consolation. Je ne crois pas qu'il y ait au monde de missionnaires plus heureux que nous. »
Les prévisions du Père Roulleaux se sont donc réalisées à Foutouna. Cette terre, fécondée par le sang du Martyr, produisait en abondance des fruits de salut. La victime priait pour ses bourreaux, et la grâce céleste descendait à flots sur ces pauvres insulaires ; elle toucha même le cœur de Mousoumousou, le principal meurtrier du Père Chanel.
Cet homme, frappé de tout ce qui s'était passé après la mort du Père Chanel, ne tarda pas à se repentir de son crime. Quand Monseigneur Pompallier parut à Foutouna pour y rétablir la Mission, Mousoumousou accompagnait les catéchumènes et les insulaires qui vinrent le saluer. Le prélat avait dit d'une voix émue « Je vous pardonne à tous le meurtre affreux qui a souillé votre île ; Dieu, je l'espère, vous le pardonnera également ; mais il faut, pour obtenir cette grâce, que vous deveniez ses enfants par le sacrement de la régénération. »
Mousoumousou n'osait lever la tête ; toutefois, voyant la bonté du pontife, qui tendait la main à ceux qui étaient le plus rapprochés de sa personne, il s'avança plein de confiance, et s'inclina devant lui. Monseigneur lui dit : « Plus que tout autre, tu as besoin de pardon; je te l'accorde, puisque ton cœur se repent ; je consens même à t'embrasser, mais je ne toucherai ta main que lorsque le baptême l'aura purifiée. »
Le parricide promit de se convertir sans délai, et tint parole. Il se fit instruire par le Père Roulleaux, et prit rang parmi les catéchumènes. Il n'était point encore baptisé, lorsqu'il crut devoir profiter du retour de Toungahala à Wallis, pour s'y rendre avec plusieurs néophytes.
Monseigneur Bataillon dit : « Tombé dangereusement malade peu de temps après son arrivée dans mon île, il se fait porter à ma résidence, et me demande le baptême avec instance, confessant sa faute et en demandant pardon. Je lui confère le baptême, et lui donne le nom de Maoulizio (Maurice). Il revient à la vie, et, quelque temps après, il retournait à Foutouna avec tout son monde, tous dans de bonnes dispositions. »
Au mois d'avril 1845, sa santé s'altéra de nouveau gravement. Son corps, d'un embonpoint excessif, tomba en peu de jours en putréfaction, comme celui de Niouliki. Ses souffrances étaient horribles ; les insulaires et son épouse elle-même les regardaient comme la punition de son crime. Le Père Servant dit : « Nous nous hâtâmes de préparer de notre mieux son âme pour le voyage de l'éternité. »
La veille de la Pentecôte, nous lui administrâmes l'extrême-onction. Il voulut passer la nuit suivante à écouter avec attention les instructions d'un catéchiste, et désira apprendre les actes avant et après la communion, ne cessant de se les faire répéter. Le lendemain, il eut le bonheur de communier, et dit à quelques-uns de ses parents que ce jour-là était le plus beau de ses jours.
Depuis lors, il ne fit que languir pendant plusieurs semaines. Quand il sentit que sa fin approchait, il voulut qu'on le transportât sur le lieu même de son crime (dans une case voisine de celle du Martyr). En arrivant, il dit à ses parents : Je ne sortirai pas de ce lieu-ci, j'y mourrai. Dans ses accès de douleur, il répétait souvent : Je veux mourir pour Dieu.
Quoique son corps ne fût qu'une plaie, il ne laissa échapper aucune plainte, et ne fut point effrayé aux approches de la mort ; il avait même un grand désir de mourir pour aller, disait-il, dans sa véritable patrie.
Enfin, le 15 janvier 1846, Mousoumousou entra en agonie et rendit son âme à Dieu. Presque toute la population accourut à ses funérailles, et une croix fut plantée sur sa tombe.
« Sanguis Martyrum semen Christianorum. »